G - MEDECINE ET POLITIQUE

 
  1- Un état policier

2- Les Pressions du pouvoir

3- La Censure

4- Les Médecins et les révolutions

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1- Un état policier

Nous avons déjà vu combien médecine et politique étaient liées sous les tsars et même après, la question est loin d'être marginale.

Le système autocratique de la Russie tsariste ne subit que peu de changement de 1801 à 1905 (et même 1917). S'il pouvait être adapté à un pays immense et neuf comme l'empire du début du XIXe siècle, ce régime politique vieillit mal avec les bouleversements du siècle. Il devient même particulièrement anachronique à l'aube de la Première Guerre Mondiale.

Mais depuis la deuxième partie du règne d'Alexandre 1er, le pouvoir vit dans la crainte des révolutions. Chez Nicolas 1er ou Alexandre III, le sentiment va jusqu'à l'obsession, traumatisés l'un par la révolution avortée des Décembristes, l'autre par l'assassinat de son père. Nicolas innovera avec la création de la "troisième section", première police politique de Russie. L'organisme souvent réformé et renommé aura un indéniable succès puisqu'il survivra jusqu'à nos jours sous les initiales célèbres du KGB.

Le but clairement affiché est de surveiller étroitement la population pour prévenir et anéantir toute trace de subversion ou velléité critique. Les milieux intellectuels et universitaires sont particulièrement concernés. Sensible aux idéaux de la Révolution Française et des Droits de l'Homme, l'intelligentsia (parmi laquelle figurent en grand nombre les médecins) se révèle un milieu agité voire révolutionnaire.

Avant d'approcher ces contestataires, voyons d'abord comment le pouvoir tente de se protéger.

2- Les Pressions du pouvoir

Les universités, bouillons de contestation, sont particulièrement suspectes aux yeux du pouvoir. Nous avons vu qu'à chaque période de réaction elles voient leurs libertés réduites. L'invasion napoléonienne (1812), les Décembristes (1825), les révolutions européennes (1830 et 1848), l'assassinat d'Alexandre II (1881), la révolution de 1905 sont autant d'événements entraînant oppression et contrôles policiers. Les "reprises en main" des universités signifièrent souvent militarisation des études (uniformes obligatoires, discipline martiale, espionnage mutuel, etc.). Les dirigeants sont contrôlés et certains doivent quitter leur poste. La sévère répression qui suit l'insurrection polonaise de 1830 provoqua la fermeture de l'université de Vilna, symbole du nationalisme polonais. La deuxième vague révolutionnaire de 1848 faillit être fatale aux universités russes. Leur fermeture, souhaitée par le pouvoir, fut évitée de justesse grâce à quelques hauts fonctionnaires (9-137-168-52-89).

On força souvent un professeur aux idées trop libérales à quitter son poste. Diakovski, Pirogov, Cyon, Metchnikoff, Erismann et Serbski en sont les plus illustres exemples (74-180-12-167-136-75-215-76-91). L'obsession des révoltes se double à la fin du siècle d'un antisémitisme d'état qui oblige entre autres Metchnikoff et Mandelstam à démissionner (15-74).

Notons en passant que Nicolas 1er inaugure une formule qui allait avoir grand succès sous Brejnev pour se débarrasser des importuns. Le tsar décida que Pierre Tchaadaïev (1794-1856), écrivain occidentaliste et contestataire, était fou. Il ne le fit pas interner mais consigner à son domicile et l'astregnit à la visite quotidienne d'un médecin.

Si l'œuvre sanitaire des zemstvos ravit tout le monde au début de leurs activités, des conflits avec le gouvernement ne tardent pas à apparaître. Les médecins y occupent un pouvoir toujours croissant et ils dénoncent avec les instituteurs la misère et l'ignorance dans lesquelles on laisse le peuple. La réforme de 1890 "sape les fondations de la médecine de zemstvo". L'état tsariste cherche à ôter le pouvoir aux médecins pour le donner aux fonctionnaires, bien plus malléables (104-124-154).

3- La Censure

Classique des institutions russes, elle mérite d'être traitée à part. La censure fit partie pendant des siècles et jusqu'à ces dernières années de la vie quotidienne russe et soviétique.

La censure tsariste est une administration bien définie aux règles codifiées. Toutes les publications doivent recevoir un avis favorable avant d'être éditées. Selon la loi de 1838, trois points sont censurés :

"les œuvres concernant la philosophie, les sciences et la culture sont sujettes à interdiction par le censeur :

1-si elles contiennent des éléments contraires à la doctrine de l'église orthodoxe.

2- si elles contiennent des éléments contestant l'inviolabilité du Pouvoir Suprême Autocratique [...] ou contraire aux lois de l'Etat.

3- si elles offensent la décence ou contestent la propriété privée".

(règlement de la censure, cité in 207)

Bien entendu, les rigueurs d'application varient avec le climat politique. Juste après 1848 "la censure s'amplifia jusqu'au ridicule [...] Les censeurs intervenaient pour faire supprimer l'expression "les forces de la nature" dans un manuel de physique, remplaçaient "fut tué" par "périt" dans un récit sur les empereurs romains et s'inquiétaient de savoir si on n'avait pas dissimulé un code secret dans des partitions musicales" (168).

Certaines découvertes scientifiques du XIXe siècle bousculent quelques dogmes religieux et affolent le censeur. Le problème se pose sérieusement avec le livre de Setchenov Les Réflexes du cerveau (1863). L'auteur expose en effet que "le cerveau est l'organe de l'âme" et que l'activité intellectuelle est uniquement due à des réactions physiologiques. Le livre est interdit et Setchenov condamné (167-207).

Beaucoup d'autres ouvrages médicaux russes et étrangers subissent les foudres de la censure. Citons Responsabilité et maladies mentales de Maudsley (1874) ou Psychologie et logique de Kantarev (1884).

En 1886, une censure spécialisée pour les questions médicales est créée. Elle assouplit les autorisations de publication.

Les thèses sont bien sûr soumises à autorisation l'écrivain et médecin Anton Tchékhov qui voulut présenter une thèse de médecine sur le thème des conditions carcérales de l'île-bagne de Sakhaline s'est vu refuser son travail comme "inconvenant" (73-202). La censure s'étend également hors des frontières. Vers 1890, Scheintziss , étudiante russe à Paris voit sa soutenance de thèse sur La Condition des femmes et des enfants dans les fabriques russes interdite par "courtoisie envers le tsar". L'époque est à l'alliance franco-russe, la république ménage l'autocrate (43).

4- Les Médecins et les révolutions

Les médecins russes ne se tinrent pas en marge des importants enjeux politiques de leurs temps.

Dès le début du XIXe siècle, les idées occidentalistes des Décembristes ont grand écho chez les médecins. Un médecin, Volf, fait partie des exilés. On sait que Moudrov est proche du mouvement. Les révolutionnaires ont porté sur leur programme une grande campagne de vaccination et l'éducation sanitaire des populations. On rapporte également leurs actions sanitaires dans les régions où ils étaient en exil (112-85).

Pendant tout le règne de Nicolas 1er, on connaît de nombreux exemples de médecins aux activités anti-tsaristes. Arrêtés, ils sont le plus souvent envoyés en garnison dans le Caucase (90).

C'est sous Alexandre II que fleurissent les vocations révolutionnaires. La mort de Nicolas libère une société russe trop longtemps contenue. La jeunesse cultivée se passionne à la fois pour les sciences naturelles (Darwin vient d'être traduit avec grand succès) et la politique. Les thèses socialistes et marxistes trouvent en Russie un terreau fertile, les organisations révolutionnaires se multiplient.

Pour donner une idée de l'effervescence politique des années 1860 et 1870, voyons Kovalevski présenter ses découvertes sur le développement embryonnaire des vertébrés à l'université de Saint-Pétersbourg en 1865. Un jeune étudiant apostrophe le savant "Il reproche à l'auteur de dédaigner le problème socialiste. Partant de l'idée exprimée par Kovalevski que la différence qui existe entre les processus embryonnaires de l'amphioxus et des Vertébrés s'explique par la présence dans l'œuf d'une substance nutritive, tandis que l'embryon de l'amphioxus doit se procurer cette substance "par ses propres moyens", le contradicteur, aux cris enthousiastes des auditeurs, s'étend longuement sur un semblable antagonisme qui existe aussi dans la société humaine, entre ceux qui travaillent et ceux qui vivent du travail des autres" (45).

Les universités dont l'Académie Médico-Chirurgicale sont souvent fermées après des mouvements d'agitation ou des découvertes de réseaux clandestins. Deux célèbres révolutionnaires (Véra Figner et Véra Zassoulitch) sont des feldshers. Véra Zassoulitch blesse en 1878 au couteau le gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg qui avait fait fouetter un prisonnier politique. Après un procès retentissant, le jury acquitte la jeune fille. Par la suite, les délits politiques seront jugés par un tribunal d'exception (168-165).

Beaucoup d'hygiénistes demandent publiquement des réformes. Erismann est lui-même adhérant au parti socialiste suisse. Comme Pirogov, il affirme que "le zemstvo doit vaincre l'ignorance des masses". Erismann porte l'action sanitaire sur la scène politique en dénonçant l'état de misère du peuple (154).

De nombreux étudiants et médecins participent aux émeutes de 1905. Après l'échec du mouvement, les plus virulents sont arrêtés ou partent en exil. Beaucoup rejoignent alors les rangs communistes. Nous retrouvons les noms de certains comme compagnons de lutte de Lénine qui seront des membres actifs de la révolution d'Octobre. Le frère cadet de Lénine, Dimitri Ilitch Oulianov est aussi médecin. Il prend une part active à la lutte révolutionnaire en étant plusieurs fois arrêté et exilé (204-83).

En 1910 et 1911, 400 étudiants de l'Académie Médico-Chirurgicale et de l'Institut Médical Féminin sont arrêtés pour avoir créé une section bolchevique.

Au début de ce siècle, la Société Pirogov rassemble la majeure partie des médecins de zemstvo. C'est le syndicat de médecins le plus influent. Il entre régulièrement en conflit avec le pouvoir sur les modalités d'aide à la population. Entre 1900 et 1907, par crainte d'émeutes, la société n'est pas autorisée à envoyer des vivres pour combattre les famines hivernales moscovites (61).

Les médecins de la Société Pirogov accueillent avec enthousiasme la révolution de Février 1917. Ils s'allient avec le gouvernement provisoire de Kerenski pour réformer les organisations sanitaires. Mais la révolution communiste d'Octobre ne leur en laisse pas le temps.

Plusieurs médecins militent depuis des années aux cotés des bolcheviks. On retrouvera les plus importants aux postes-clés des administrations médicales : Sémachko, premier commissaire du peuple (c'est à dire ministre) de la Santé en 1918, Barsoukov, commissaire du peuple de la Santé en Biélorussie, etc. (135-83)

La majorité des médecins est cependant réservée voire hostile sur la prise du pouvoir par les communistes. Les bolcheviks sont minoritaires dans les principales organisations de santé publique. Lénine, qui a besoin de ces "spécialistes bourgeois" doit d'abord pactiser avec eux. Mais les idéaux communistes s'opposent à la médecine autonome que souhaitent les médecins. Au fur et à mesure que les Soviets développent leur emprise sur le pays, les médecins vont peu à peu perdre leurs pouvoirs décisionnels et leur autonomie (226).
 

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