F - L ' ACCESSION DES FEMMES AUX

PROFESSIONS MEDICALES

1- Origines

2- Sages-femmes, infirmières et feldshers

3- Trois pionnières

4- Les Ecoles médicales féminines en Russie 

5- La Situation à la fin du XIXe siècle 

Retour au sommaire

1- Les Origines

Depuis très longtemps, les femmes comme les hommes s'intéressent à l'art de guérir. En Russie, on se souvient au XIIe siècle de la passion pour la médecine de Zoé Mtislavna, petite-fille du grand-prince de Kiev Vladimir Monomaque. Femme d'origine byzantine, lettrée et érudite, elle écrit un traité médical (231).

N'oublions pas surtout qu'au village, c'est le plus souvent une vieille femme, la znakharka ("celle qui sait") qui officie aux remèdes populaires. Entre guérisseuse et sorcière, elle aura jusqu'au début du XXe siècle une influence prépondérante sur la santé des paysans (124-167-143-172).

Mais les hommes, en se réservant l'accès aux universités européennes, se sont appropriés le pouvoir de guérir pendant des siècles. Le XIXe siècle occidental d'autre part se caractérise par une limitation des libertés de la femme. Eternelle mineure cantonnée dans son univers domestique, on ne s'intéresse guère à ses capacités intellectuelles. Nous allons voir émerger à partir de la seconde moitié du XIXe siècle les pionnières d'un mouvement féministe russe qui s'amplifiera avec notre siècle.

2- Sages-femmes, infirmières et feldshers

Nous avons déjà vu comment la tsarine Elisabeth, sensible au sort des femmes en couches, fonde plusieurs écoles de sages-femmes de bon niveau. Elles étudiaient la gynécologie, l'obstétrique, la pédiatrie néonatale, et la vénérologie. En bref, le ghetto habituel des compétences médicales féminines (176).

Nous avons également déjà étudié la création des premiers corps d'infirmières russes pendant la guerre de Crimée (1853-1856). Contrairement aux prévisions misogynes de l'époque, elles se révèlent des auxiliaires médicales de grande valeur au niveau médical et apportent aux blessés un réconfort et une compassion qui faisaient bien souvent défaut (195-79-42).

L'ère de réformes des années 1860 voit de nombreuses jeunes femmes enthousiastes se passionner pour l'aide sanitaire aux populations. Les portes des facultés de médecine leur étant fermées, beaucoup se tournent vers les études de feldshers. Le célèbre roman de Tchernychevski Que faire ? (1863) met en scène une jeune héroïne indépendante qui devient feldsher. Ce mauvais roman aura une énorme influence sur les révolutionnaires russes. Lénine lui-même en faisait son œuvre favorite (203). Plusieurs femmes révolutionnaires de l'époque trouvent dans leur métier de feldsher, le contact avec le peuple qu'elles recherchent (Véra Figner, Véra Zassoulitch). Bien d'autres aussi, moins engagées politiquement, y assouvissent leur besoin de compassion et d'action (20-110).

3- Trois pionnières

Mais certaines ne se contentent pas de cette éducation médicale au rabais. Elles veulent un vrai diplôme de médecin et commencent à frapper aux portes des universités. Ces pionnières reçoivent le soutien de quelques professeurs progressistes comme Pirogov, Setchenov ou Gruber. Sur leurs initiatives, plusieurs étudiantes sont admises au sein de l'Académie Médico-Chirurgicale où Nadejda Souslova et Maria Bokova commencent leurs premiers cours en 1861. Mais en 1864, mesurant la motivation des étudiantes, le gouvernement recule. Comprenant qu'elles ne pourraient continuer d'apprendre sans qu'on dût leur accorder leur diplôme, l'Académie Médico-Chirurgicale ferme ses portes aux femmes. Il n'est pas encore imaginable de reconnaître des femmes-médecins ou pire, de les employer (111-176-22).

Maria Kniajnina en 1864 puis Nadejda Souslova en 1865 décident alors de s'expatrier pour continuer leurs études à Zurich, réputée la faculté la plus libérale d'Europe.

Rappelons brièvement leurs rares aînées. Elisabeth Blackwell fut la première femme diplômée de médecine en 1849 dans l'état de New-York aux Etats-Unis. Mais l'école ferme après elle son accès aux femmes. D'autres écoles (ex : Cleveland) ouvrent des cours pour les femmes mais ils sont souvent amputés des matières "sensibles" (anatomie, urologie, etc.). Toutes ces écoles ne sont pas des universités au sens européen dans lequel nous l'entendons. Leur formation en huit mois (!), adaptée à la situation rustique des Etats-Unis de l'époque, ne peut se comparer aux études médicales des facultés européennes sanctionnées par le titre de docteur en médecine (22).
 

Les deux étudiantes russes sont les premières femmes admises assister aux cours de l'université de Zurich mais ne sont pas inscrites ; elles ne savent encore pas si on va leur attribuer un diplôme à l'issu de leur cursus. La question est débattue vivement au sein de l'université avant qu'on les accepte officiellement. Kniajnina abandonne ses études en 1867 et rentre en Russie. Nadejda Souslova (1843-1913) quand à elle passe ses examens de fin d'études en 1867 puis part à Graz travailler avec Setchenov sa thèse sur le système lymphatique. Malgré l'opposition de certains membres du jury, Souslova soutient courageusement son travail en décembre 1867. Elle devient ainsi la première femme à obtenir le titre de docteur en médecine dans une université européenne (22-111-110-176-197).

Souslova épouse en 1868 le Suisse Erismann qu'elle a rencontré à l'université. Le couple rentre s'installer en Russie où Erismann devient le célèbre hygiéniste. Malgré son diplôme, Souslova rencontre beaucoup de tracasseries administratives avant de pouvoir exercer. Elle travaille beaucoup en Crimée où elle s'occupe surtout d'obstétrique et de gynécologie et écrit quelques nouvelles.

figure 62 : Nadejda Souslova (22)

 

Après Souslova, deux anglaises finissent leurs études à Zurich (Elisabeth Morgan et Louise Atkins).

 

Maria Bokova (1839-1928) est dès sa jeunesse fascinée par la médecine, elle épouse le docteur Bokov pour s'affranchir de la tutelle de ses parents réticents. Elle commence ses études supérieures à l'Académie Médico-Chirurgicale mais doit la quitter quand l'académie se ferme aux femmes. Elle travaille alors au laboratoire de Setchenov qu'elle épouse après avoir divorcé de Bokov. Maria Bokova-Setchenova peut en 1868 rejoindre Zurich où elle devient en 1871 la quatrième femme à recevoir le titre doctoral. Elle se perfectionne ensuite dans le domaine de l'ophtalmologie en Autriche, Allemagne et Angleterre puis rentre exercer sa spécialité en Russie, surtout en Ukraine (22-111-110-176).
 

La troisième grande pionnière est Varvara Kachevarova (1844-1899). Orpheline et illettrée jusqu'à 14 ans, elle commence par faire des études de sage-femme avant de vouloir se perfectionner en vénérologie. Elle parvint à poursuivre ses études à l'Académie Médico-Chirurgicale en utilisant un subterfuge. Elle convainc le gouverneur d'Orenbourg (province proche des steppes d'Asie Centrale) que les femmes-médecins sont nécessaires pour vaincre la pudeur des musulmanes et pouvoir les soigner. Elle peut ainsi entrer à l'académie (militaire) comme boursier d'un régiment de Cosaques. Elle réalise de brillantes études mais malgré sa deuxième place à l'examen final en 1868, elle n'est pas autorisée par l'académie à poursuivre sa thèse comme elle en a le droit. Pugnace, elle travaille au laboratoire de Botkine et peut enfin soutenir sa thèse en 1876. Kachevarova fut la première femme à obtenir son diplôme et son doctorat en Russie, et la seule pendant longtemps à être lauréate de l'Académie Médico-Chirurgicale. Le gouvernement d'Orenbourg qui la soutint d'abord ne voulut pas l'employer une fois ses diplômes reçus. Elle travailla huit ans au zemstvo de Voronej puis rentra à Saint-Pétersbourg. De santé fragile, elle doit arrêter ses activités avant de mourir en 1899 (197-176-232-110).

figure 63 : Varvara Kachevarova (232)

 

4- Les Ecoles médicales féminines en Russie 

Ces exemples fameux, la pression féministe, l'ère des réformes d'Alexandre II, tout concourt à la création d'une école pour les femmes. En 1872 à Petersbourg s'ouvre "l'Institut supérieur de médecine pour femmes", premier du genre en Europe.

L'établissement est d'abord destiné à fournir un enseignement médical supérieur en gynéco-obstétrique, néonatalogie et vénérologie. Les étudiantes doivent avoir au moins 20 ans, avoir terminé le gymnasium et payer 50 roubles d'inscription, comme à l'Académie Médico-Chirurgicale. Au bout de quatre ans, les lauréats reçoivent le titre de "sages-femmes savantes". Ce titre de médecin tronqué ne satisfait ni les étudiantes ni leurs professeurs. En 1876, une cinquième année est ajoutée ce qui rend le programme presque identique à celui de l'Académie Médico-Chirurgicale (manquent la médecine légale et l'épizootie). Mais leur titre final n'est encore pas reconnu comme celui de leurs confrères (176-197).

En 1876 et 1877 pendant la guerre russo-turque, presque la moitié des étudiantes de l'institut partent travailler dans les hôpitaux militaires. Leur excellent travail leur octroie le droit de porter sur la poitrine les lettres :D ("GV") c'est à dire :tyobyf_Dhfx ("femme-médecin") et d'exercer librement la médecine sur le territoire russe (51). Malgré leurs qualités et ce joli titre, les difficultés professionnelles ne font que commencer pour ces pionnières. Les fonctionnaires conservateurs n'apprécient guère ces praticiens d'un nouveau genre, nombre d'entre elles sont refusées ou licenciées (197).

En 1882 l'institut est fermé par ordre du gouvernement. Les raisons officielles invoquées (le faible niveau de l'enseignement des gymnasiums féminins) ne masquent pas la reprise en main réactionnaire de cette époque. La décision fait scandale dans les milieux progressistes (51-197).

Les étudiantes russes reprennent alors le chemin de l'exil. A Zurich toujours, mais aussi à Paris, deuxième faculté de médecine à s'ouvrir aux femmes. L'américaine Marie Putman y est reçue docteur en 1871 puis la française Madeleine Brès en 1875. Les russes sont de très loin les étudiantes étrangères les plus nombreuses à la faculté de médecine de Paris : 83 sur 101 (82%) en 1886, elles y sont 91% en 1896 (43). Mademoiselle Wilbouschewitcha fut la deuxième femme (après l'américaine Augusta Klumpfe) à réussir le concours d'internat en 1889. "L'étudiante russe aux idées d'avant-garde s'enracine dès lors dans le paysage estudiantin [parisien]" (43). Les femmes trouvent un accueil guère favorable auprès de leurs collègues masculins. Alexandre Yersin (futur collaborateur de Pasteur et spécialiste de la peste) s'insurge en 1885 quand il constate que deux étudiantes ont pris place à ses cotés : "Il y a deux guenons à ma droite, qui me gênent : je me pousse à gauche pour les éviter [...] ici les étudiantes sont universellement détestées, non seulement par les étudiants mais plus encore par les professeurs" (cité in 43).
 

En 1890 il est question d'ouvrir à nouveau des cours médicaux féminins. Le conseil d'état vote pour mais Alexandre III refuse le projet. Il faudra attendre 1897 pour voir rouvert "l'Institut de médecine pour femmes". L'établissement est financé par des dons, les rétributions scolaires et des subventions des municipalités et des zemstvos (51-89-92-197).

En 1905 les femmes obtiennent le droit de fréquenter librement les universités mais cela dure peu ; en 1910 une nouvelle période de réaction referme à nouveau les portes des universités (197).

5- La Situation à la fin du XIXe siècle 

Le nombre des femmes-médecins à la fin du XIXe siècle ne cesse de croître. En 1888, sur environ 15.000 médecins que compte la Russie, 750 sont des femmes (5%) (89-57).

Mais la société russe n'a pas encore accepté l'activité libérale des femmes-praticiens. Il ne viendrait à l'idée d'aucun notable d'appeler un médecin féminin à son chevet. 

figure 64 : consultation pédiatrique par une femme-médecin à l'hôpital Prince-Peter-Oldenbourski de Saint-Pétersbourg en 1912 (78)

 

C'est dans les zemstvos qu'elles trouveront leur meilleur exercice médical. "Elles ont acquis les plus vives sympathies de beaucoup de zemstvos et ont les mêmes droits que les hommes" écrit Ossipov en 1899 (154). Le zemstvo de Moscou fait encore là encore figure de précurseur, il fut l'un des premiers à employer des femmes comme médecin. En 1897 elles étaient une vingtaine sur 78 médecins (25%).

Notons que les femmes sont moins bien payées que leurs confrères. Elles reçoivent en moyenne 833 roubles par an contre 1161 roubles pour les hommes. Certains médecins leur reprochent de faire baisser leur salaire (219).

Après la révolution, la profession médicale se féminisera de plus en plus sous les Soviets. Il faut reconnaître que les dirigeants communistes (Lénine en particulier) seront sensibles aux revendications de leurs co-révolutionnaires féministes. L'égalité réelle entre les deux sexes sera un combat mené et bien souvent gagné en URSS. Dans les carrières médicales en particulier, les femmes-médecins seront acceptées et respectées bien avant certains pays comme la France.
 

Chapitre précédent

Chapitre suivant

Retour au sommaire