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LA RECHERCHE ET LES DECOUVERTES
1- Bref historique de la recherche
Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les travaux des savants russes sont encore très généraux, empiriques, imprégnés de philosophie voire de religion.. C'est encore l'antique école de médecine classique. On soigne en appliquant les théories des humeurs et des semblables ; on divise les malades en tempéraments bilieux, sanguin, lymphatique, atrabilaire et on commente encore activement Hippocrate ou Galien. D'autre part, la médecine ne s'affranchit toujours pas de l'influence étrangère
Quelques savants se font tout de même remarquer : Zibeline (1735-1802) tente dans son travail clinique de suivre deux critères : expérience et raison. Il affirme que l'organisme humain est soumis aux lois communes de la nature. Il postule déjà que le travail prophylactique est capital et qu'il est nécessaire d'améliorer les conditions de vie de la population. Politkovski et Chumlianski continuent son œuvre (136-76-120).
Nous avons déjà vu que Moudrov et Diakovski se dégagent lentement des écoles étrangères. Tous deux réforment et standardisent l'examen des malades, créent des classifications de maladies. Tous deux déjà s'intéressent au système nerveux qu'ils supposent assurer l'unité de l'organisme. Ils sont avec Inozemtsev les premiers partisans du "nervisme". Ils influencent une importante école de chercheurs qui continuent leurs œuvres de physiologistes (136-76-120-99).
Le succès de la médecine expérimentale de Claude Bernard, les découvertes de Darwin provoquent dans les années 1860 et 1870 une explosion de vocations pour les sciences naturelles et l'apparition d'une pléiade de grands savants. Quelques figures charismatiques (Botkine, Setchenov, Zakharine, Cyon, etc.) rassemblent autour d'eux une école russe de chercheurs passionnés et talentueux. La nouvelle bactériologie de Pasteur, Koch et Metchnikoff intéresse particulièrement les biologistes qui multiplient les travaux. L'époque est également à l'émergence de la médecine sociale et de l'hygiène grâce aux succès préventifs et thérapeutiques des zemstvos (74-76-136-4).
On assiste dans les années 1880 et 1890 au combat entre bactériologistes et hygiénistes. Les bactériologistes comme Metchnikoff ou Gamaléïa pensent que leur science va bientôt faire disparaître les maladies infectieuses. Ils estiment inutiles les importants efforts de santé publique développés par les collectivités. Les succès des vaccinations et du sérum antidiphtérique semble leur donner raison. Les hygiénistes (Erismann, Ossipov) au contraire dénoncent les "bactério-fanatiques" (104). Ils craignent que leur longue lutte pour l'amélioration des conditions de vie ne soit balayée par les découvertes des laboratoires. Ils mettent en avant le succès des zemstvos contre la diffusion du typhus. Cette querelle parait bien désuète aujourd'hui. Le choléra réunira les deux camps ; l'action synergique des découvertes bactériologiques et des mesures prophylactiques ne sera pas de trop pour combattre le fléau (104-76).
Le début du XXe siècle voit la recherche russe en pleine vigueur malgré la perte de quelques cerveaux provoquée par le gouvernement (Metchnikoff, Erismann, Serbski, etc.). De grands noms comme Pavlov, Bechterev ou Korsakoff sont connus et respectés dans le monde entier.
La révolution et surtout la guerre civile marquent un passage à vide pour la recherche ; le pays, exsangue, a d'autres priorités. Mais elle reprend vite une fois les désordres terminés (226). Matérialiste par idéologie, le jeune gouvernement soviétique soutiendra activement la recherche, souvent pour des raisons de publicité et de prestige international. Mais les errements du lyssenkisme prouveront que science et politique ne font pas toujours bon ménage.
2- Travaux et découvertes
En toute honnêteté, il n'est pas possible de présenter la Russie comme un pays à la tête des découvertes médicales pendant le XIXe siècle. Ces places sont légitimement occupées par la France et l'Allemagne. Mais, par la même justice, nous devons rendre hommage aux savants russes pour leurs travaux acharnés, souvent de grande valeur, et pour leurs quelques réelles découvertes. La recherche, comme la médecine russe, sort à peine de son enfance sous les tutelles étrangères au début du XIXe siècle. Elle doit s'affirmer avant d'atteindre sa maturité au début du XXe siècle où des chercheurs de grand talent commencent à être entendus dans le grand concert de la recherche internationale. Bien souvent nous rencontrerons des découvertes intéressantes voire capitales qui passent totalement inaperçues, faute de reconnaissance par la communauté scientifique et surtout de diffusion. Les histoires de la médecine occidentale négligent encore bien souvent les apports russes.
Réservons les premières places aux deux disciplines qui passionnent les russes, neurologie et psychiatrie. On pourrait disserter sur les raisons psychologiques profondes d'un tel attachement. Touchons-nous un des fondements de "l'âme slave" ? Toujours est-il que dès Moudrov et Diakovski les savants russes multiplient les travaux sur le cerveau et la pensée.
Neurologie
Setchenov publie en 1863 ses travaux sur le système nerveux dans son célèbre ouvrage Les Réflexes du cerveau (4).
Botkine et Tchechikine supposent l'existence d'un centre cérébral de thermorégulation (76).
Darkschevitch découvre dans l'aqueduc sylvien le noyau qui porte encore son nom (76).
Rosenblum découvre que l'inoculation du paludisme peut servir de traitement contre la démence paralytique syphilitique, 50 ans avant Wagner Von Jauregg qui reçut pour cette redécouverte le prix Nobel en 1927 (74-33-80).
Tshiriev découvre les récepteurs noci-réceptifs musculaires en 1879 (4).
Kojevnikov (1836-1902) fut à Paris l'élève de Charcot. Il décrit en 1893 l'épilepsie partielle continue qui porte son nom (76-80).
Rappelons les importants travaux de Pavlov et Bechterev sur les réflexes conditionnés et leurs études sur les comportements psychologiques.
Citons enfin la contribution involontaire du romancier Dostoïevski. En reprenant les descriptions de plusieurs crises comitiales par l'écrivain, les auteurs ont pu décrire "l'aura extatique de Dostoïevski" où le sujet vit, quelques secondes avant sa crise généralisée, un sentiment surréel de plénitude et de joie que certains attribuent à un foyer initial temporal (146-77-78-222-1-54-127-37).
Psychiatrie
La psychiatrie russe est très active au tournant du siècle.
Korsakoff, le premier grand psychiatre russe laisse son nom à l'amnésie délirante de la polynévrite alcoolique. Il travaille beaucoup à libérer les patients psychiatriques enfermés et enchaînés. Son élève et ami Serbski continue son œuvre dans la voie de la libéralisation des structures psychiatriques (75-76-119-99).
Kandinski étudie le délire (1885) bien avant Clérambault (119).
La "réflexologie" de Setchenov puis de Pavlov et Bechterev domine la psychiatrie académique de l'époque. Ils tentent d'expliquer l'ensemble des comportements humains à partir des réflexes conditionnés (119-169-76).
La psychanalyse est connue et utilisée très tôt en Russie. Dès 1909 les premiers articles apparaissent et en 1910 plusieurs médecins exercent la psychanalyse. Très vivace pendant les premières années de la révolution (Trotsky s'y intéresse beaucoup) elle disparaît à peu près complètement vers 1930 (139).
Embryologie et Histologie
Nous rappellerons bien sûr les travaux essentiels de Karl Von Baer sur l'embryologie des mammifères. Il découvre l'ovocyte intra-ovarien, la chorde dorsale, le développement de l'œuf par différenciation des tissus.
Il faut aussi citer Kovalevski (1840-1901) qui consacre sa vie entière à l'étude de la théorie évolutionniste. Il découvre chez un mollusque invertébré (l'amphoxius)un développement embryonnaire comparable à celui des vertébrés, ce qui apporte une pierre importante à l'édifice darwinien (76-45).
En 1886 Tichomiroff tente sans succès une des premières parthénogenèses scientifiques chez l'espèce humaine (81).
Baboukhine (1827-1891) est le père de l'histologie russe, grand spécialiste des microscopes (7).
Cœur et vaisseaux
Goloubev découvre en 1868 la vasoconstriction des capillaires mais son travail passe inaperçu. Cinq ans plus tard, Rouget attache son nom à cette découverte (4).
Cyon découvre les nerfs dépresseurs du cœur. On lui doit également la découverte des fonctions vasomotrices des nerfs splanchniques (avec Ludwig, 1868) et l'innervation de la glande thyroïde en 1897 (74-76).
Botkine associe plusieurs anomalies cardiaques (sténose mitrale, hypertrophie myocardique, etc.) à des bruits auscultatoires qu'il décrit (4).
Vers 1875, les frères Bakst travaillant au laboratoire de Ludwig à Leipzig prouvent que la stimulation des nerfs cardiaques du sympathique entraîne une augmentation de la fréquence cardiaque par diminution de la systole (4).
Korotkoff (1874-1910) invente en 1905 la prise de la tension artérielle actuellement utilisée par auscultation de l'artère brachiale associée à un brassard pneumatique. Cette technique permet d'obtenir simplement la tension artérielle diastolique et systolique (184-177).
Parasitologie
La malaria (ou paludisme) passionne les chercheurs russes, souvent des médecins militaires en poste au Caucase où la maladie abonde (40).
En 1846, un an avant Von Khemsbach, le professeur Chouts de Moscou observe des pigments argentés graniformes dans les organes de cadavres de paludéens (228).
En 1861, le médecin militaire Loguinovitch atteste la présence de ces pigments dans le sang (228).
Chtchéglov explique le premier la nature chimique du pigment (228).
En 1871, Sklotovki conclut de ses travaux dans le Caucase que l'agent de la malaria est un micro-organisme vivant dans le sang (40).
Afanassiev en 1879 est un des premiers à observer l'agent de la malaria, bien avant Laveran. Mais il ne comprit pas la nature du protozoaire (228).
En 1876, trois ans avant Klebs et Tomasi, le médecin militaire Yakoubovitch décrit avec une grande précision l'agent de la malaria qu'il observe dans le sang (40).
Romanovski est un des premiers en 1890 à observer le noyau du Plasmodium.
Citons de nombreux autres chercheurs qui firent souvent des découvertes remarquables sur le sujet : Vinogradov, Anfimov, Metchnikoff, Khentsinski, Danilovitch et Sakharov qui s'inocula le paludisme pour vérifier ses théories.
Fetchenko découvre en 1870 le cycle complet de la filaire de Médine (99).
Borovski étudie le Kala-Azar et observe en 1898 la Leishmania, avant Leishman (1903) et Wright (1903) (205-99-92).
Maladies infectieuses
Choléra
Notons que les médecins russes, plus près du foyer originel que leurs confrères européens, suspectent très tôt l'origine indienne des épidémies.
Les chercheurs russes, très touchés par le fléau, multiplient les travaux intéressants, sans toutefois réaliser des découvertes capitales.
Typhus
En 1827 Pribil, médecin militaire au Caucase note un lien entre épidémie de typhus et invasion de poux mais son article passe inaperçu (155).
Minkh en 1875 et Motchoutkovski en 1876 s'inoculent du sang d'un malade. Ils attrapent tous deux la maladie mais ne retrouvent pas le spirochète dans leur sang. Tous deux suspectent une transmission par un insecte mais "ces découvertes ont été oubliées car elles venaient trop tôt, quand les progrès de la science n'étaient pas assez avancés pour les apprécier" (Tarassevitch cité in 74) (155-74-145-99).
Dès 1891, Machinski suspecte un Cocci Gram négatif (155).
Autres maladies infectieuses
Zakharine décrit le premier une atteinte syphilitique du cœur et du poumon (76).
Le pédiatre Filatov identifie en 1887 la roséole avant Dukes (1900). Il donne son nom en 1887 à la mononucléose infectieuse. On lui doit également la première description en 1895 du "signe de Koplik" dans la rougeole, trois ans avant Koplik (76-152-99).
Gabrichevski met au point le premier sérum anti-scarlatine en 1896, antidatant de 20 ans le traitement prophylactique de la scarlatine (74-99).
Besredka découvre l'anti-anaphylaxie en 1907. Il met au point une technique permettant d'éviter les accidents de la sérothérapie (76-64).
Gamaléïa trouve en 1909 un moyen d'accélérer l'obtention du dendrite variolaire ce qui permet une production plus importante de la vaccine (120).
Haffkine, un élève de Pasteur, applique le premier à l'homme un vaccin contre la peste, essayé chez l'animal par Yersin. Mais le résultat est peu concluant (17-76).
Dermatologie
Matcherski décrit les effets de Trichophyton tonsurans en 1861 (140).
Podkopaïev en 1869 découvre les terminaisons nerveuses de l'épiderme (140).
Nilolsky (1848-1940) étudie le pemphigus et décrit le "signe de Nikolsky", décollement de l'épiderme lors des affections bulleuses (140).
Ophtalmologie
Depuis très longtemps, l'ophtalmologie est une spécialité privilégiée des praticiens russes. Les conditions de vie du peuple russe, en particulier la mauvaise ventilation des fumées de chauffage auraient favorisé plus qu'ailleurs les problèmes ophtalmiques. On comptait en 1893, 200 spécialistes en ophtalmologie en Russie plus 300 généralistes semi-spécialisés (15).
On retiendra les noms de certains chercheurs comme Blessing (1830-1870) qui décrit le premier le kyste rétinien en 1855 qu'on appellera kyste de Blessing. Il fut aussi l'un des premiers à décrire l'embolie de l'artère rétinienne en 1861 (15).
Lojechnikov améliore le traitement du glaucome par l'iridoclérotomie qu'il décrit en 1889, avant que Knies n'en revendique la paternité en 1894. Lojechnikov est également connu pour ses travaux sur la sclérodermie (15).
Gastro-entérologie
Botkine laisse son nom à l'ictère cholestatique (maladie de Botkine) (4-120-76-74).
Obstétrique
Stroganoff préconise en 1899 un traitement médical contre l'éclampsie à la place de l'accouchement prématuré, voire de la césarienne, proposés jusque-là (93).
Oto-Rhino-Laryngologie
Vreden découvre la substance gélatineuse dans le canal auditif
inférieur en 1911 (76).