FLORILEGE LITTERAIRE

 

Pouchkine

Gogol

Herzen

Dostoïevski

Tolstoï

Tchekhov

Boulgakov

Retour au sommaire

Nous voilà arrivés au terme de notre excursion historique. Le lecteur qui aura eu le courage de nous lire jusqu'au bout mérite bien un petit moment de détente. Passons-le avec les poètes et écrivains de l'époque, ils sont bien souvent les représentants les plus connus du très riche XIXe siècle russe.

Les rapports entre la médecine et la littérature changent radicalement au milieu du XIXe siècle. Le début du siècle voit en Russie comme ailleurs l'explosion romantique. La médecine, les médecins sont des thèmes qui conviennent mal aux idéaux des poètes. La maladie, souvent personnalisée et diabolisée, est un sujet plus utilisée.

Alexandre Pouchkine(1799-1837) se révèle le symbole de cette période et plus encore le maître de toute la littérature nationale à l'instar d'un Shakespeare ou d'un Cervantes. Le mythe pouchkinien, incroyablement populaire est encore aujourd'hui très vivace en Russie. L'exceptionnelle qualité de sa langue ainsi que son destin tragique font de lui un héros culte de l'histoire russe.

Son œuvre très riche évoluera constamment. Son style s'affirme en 1825 avec Boris Godounov, une tragédie Shakespearienne, puis de somptueuses poésies (la Poltava, Le cavalier de Bronze, etc.). Son œuvre maîtresse en vers reste le célèbre Eugène Onéguine (1832), d'une virtuosité inégalée. Il offre à la prose russe ses premiers chefs d'œuvres dans de courtes nouvelles (les récits de Bielkine, La Dame de Pique, etc.) et son magnifique roman La fille du capitaine (1836).

Impliqué dans la révolte Décembriste, Pouchkine sera sa vie durant surveillé et censuré. Couvert de dettes, miné par une épouse frivole, il meurt à 38 ans le 29 janvier 1837, mortellement blessé lors d'un duel avec le français D'Anthès (62-21).
 
 

Si la médecine intéresse l'homme (il compte plusieurs médecins parmi ses amis et diffuse des principes hygiéniques à ses paysans) elle ne retient que peu le poète. Quelques passages rapportent l'épidémie de choléra de 1830-1831 dont Pouchkine fut témoin. Les médecins qui traversent ses œuvres n'ont que des rôles secondaires et conventionnels. (112-87-163).

En automne 1830, bloqué dans sa propriété de Boldino par l'épidémie de choléra, Pouchkine écrit beaucoup dont une petite tragédie, sur un dîner de convives attendant la peste, allégorie probable du choléra :

"La Peste, une autre majesté,

Vient nous faucher de tous cotés

Et sa moisson s'annonce belle :

Elle erre et rage et, nuit et jour,

Frappe aux carreaux à coups de pelle -

Que faire ? Où trouver du secours ?"

Pouchkine : Le Festin pendant la peste, vers 144 à 149 (163)

Pouchkine évoque le choléra de 1831 dans un texte destiné à son autobiographie (non-écrite), un étudiant en médecin de Dorpat lui donne quelques renseignements :

"Je n'avais du choléra qu'une idée assez vague, bien qu'en 1822 une vieille princesse moldave, fardée de blanc et de rouge, fût morte sous mes yeux de cette maladie [...] Mon étudiant m'expliqua que le choléra était un mal épidémique, qu'il frappait en Inde non seulement les hommes, mais aussi les animaux, mais même des plantes, qu'il se répandait sous l'aspect d'une bande jaune remontant le cours des rivières, que selon l'avis de certains il prenait naissance dans des fruits pourris, et ainsi de suite, - toutes choses que, depuis, nous avons eu loisir d'entendre à satiété. Cinq ans plus tard [...] je partis avec l'indifférence que je devais à mon séjour parmi des Asiatiques. Ils ne craignent pas la peste, s'en remettant au destin et à certaines précautions, et dans mon imagination le choléra était à la peste comme l'élégie au dithyrambe. [...]

En cours de route je rencontrai la foire de Saint-Macaire, chassée par le choléra. Pauvre foire ! Elle fuyait comme une voleuse surprise en flagrant délit, perdant en chemin la moitié de ses marchandises et sans avoir eu le temps de faire le compte de ses gains !

A peine arrivé, j'apprends qu'aux alentours on condamne l'entrée des villages, on établit des quarantaines. Le peuple gronde, insensible à une rigoureuse nécessité et préférant le mal à l'incertitude et l'inconnu à une gêne inhabituelle. Des révoltes éclatent ça et là. [...]

Soudain, le 2 octobre, je reçois la nouvelle que le choléra est à Moscou. [...] Je fis immédiatement mon bagage et je partis au galop. Au bout de vingt kilomètres, mon postillon s'arrête : la route est barrée !

Quelques moujiks armés de gourdins gardaient le passage de je ne sais quelle rivière. Je commençai à les questionner. Ni eux ni moi ne comprenions bien pourquoi ils étaient là avec des gourdins et l'ordre de ne laisser passer personne. Je leur remontrai que, probablement, une quarantaine était établie quelque part, que j'allais m'y heurter demain sinon aujourd'hui, et à titre de preuve je leur présentai un rouble d'argent. Les moujiks tombèrent d'accord avec moi, me firent passer l'eau et me souhaitèrent de longues années..."

Pouchkine : Le Choléra de 1831 (87)

L'œuvre de Nicolas Gogol (1809-1852) est profondément originale ; il décrit bien sûr la société de son temps, mais plus encore un univers très personnel, bizarre et déroutant qui évoque parfois le monde des rêves. Ses meilleures œuvres sont écrites dans un style génial et inimitable où la satire côtoie le fantastique et la poésie. Il publie ainsi une série de nouvelles pétersbourgeoises (Le Manteau, Le Nez, Le Journal d'un fou, etc.) et quelques pièces de théâtre dont le célèbre Révisor (1836). Sa grande œuvre reste son roman Les Ames mortes (1842) dans lequel défile toute la Russie de son époque avec un humour et une force satirique inégalée. Mais il est rongé par le remords de n'avoir décrit que les défauts d'une Russie qu'il aime tant. Il sombre dans le mysticisme et meurt à 43 ans (62-21).

La médecine en tant que telle apparaît peu dans l'œuvre de Gogol. Mais les médecins comme le reste de la société russe ne seront pas épargnés par sa plume plongée dans le vitriol (82).
 
 

Les notables d'un chef-lieu de province se réunissent avant la venue d'un inspecteur administratif (le révisor). Ils passent en revue les différents services municipaux en présence de Christian Ivanovitch, médecin allemand de l'hôpital. Chaque phrase est une merveille d'humour corrosif :

"- [...] Notre fonctionnaire voudra sans doute avant tout, visiter vos établissements de bienfaisance. Aussi, veillez à ce que tout soit dans l'ordre, que les bonnets de nuits soient propres et que vos malades, dans la journée, n'errent pas comme des chiffonniers en tenue débraillée.

- Tout cela n'est pas bien grave. Evidemment, à la rigueur, on peut leur mettre des bonnets propres.

- Oui ; et au-dessus de chaque lit il faudra mettre un écriteau en latin ou toute autre langue étrangère... ceci vous regarde, Christian Ivanovitch... indiquant la nature de la maladie, le jour et la date de l'entrée. Et puis, vos malades fument un tabac si fort qu'on éternue chaque fois, rien qu'en entrouvrant la porte. D'ailleurs, il serait préférable qu'il y eut moins de malades, autrement on ira tout de suite accuser le manque de soins ou l'incapacité du médecin.

- Oh ! pour ce qui est du traitement, Christian Ivanovitch et moi nous avons déjà pris nos mesures : plus on se rapproche de la nature, mieux cela vaut. Nous n'employons pas de médicaments coûteux. L'homme n'est pas bien compliqué : s'il doit mourir, il mourra de toute façon ; s'il doit guérir, il guérira de même. D'ailleurs, Christian Ivanovitch aurait de la peine à s'expliquer avec eux, il ne baragouine que l'allemand."
 

 

Christian Ivanovitch émet un son intermédiaire entre "i-i" et "è-è".


 

Gogol :Le Révisor, acte I, scène 1 (82)

Les notables prennent un jeune escroc pour le révisor, ils lui font visiter les établissements de la ville :

- "Où donc avons-nous déjeuné ? N'était-ce pas un hôpital ?

- Parfaitement, l'hospice des établissements de bienfaisance.

- En effet, en effet, je me souviens, il y avait là quelques lits. Comment vont les malades ? Il y en avait très peu, il me semble.

- Pas plus d'une dizaine, tous les autres sont guéris. Telle est notre coutume. Depuis que j'ai été nommé à l'hôpital - cela vous paraîtra peut-être incroyable - ils guérissent tous comme des mouches. A peine un malade entre-t-il à l'infirmerie qu'il est déjà guéri ; et cela n'est pas dû tellement aux médicaments qu'à l'ordre et à l'honnêteté."

Gogol : Le Révisor, acte III, scène 5 (82)

Un autre escroc, le héros des Ames mortes arrive dans une capitale de province où il fait la tournée des notables du canton :

"Tchitchikov ne négligea personne, présenta même ses hommages à l'inspecteur du service de santé"

Gogol : Les Ames mortes, Partie I, chapitre 1 (82)

Le Journal d'un fou décrit subjectivement l'enchaînement logique du délire d'un "fou". Il croit être le roi d'Espagne et décrit les sordides conditions d'un asile psychiatrique russe vers 1835.

"Madrid, 30 février

Curieux pays que l'Espagne : quand nous sommes entrés dans la première pièce, j'y ai aperçu une foule d'hommes à la tête rasée [...] Ce qui m'a paru extrêmement bizarre, c'est la conduite du chancelier d'Empire : il m'a pris par le bras, m'a poussé dans une petite chambre, et m'a dit : "reste là, et si tu racontes que tu es le roi Ferdinand, je te ferai passer cette envie." Sachant que ce n'était qu'une épreuve, j'ai répondu négativement. Alors le chancelier m'a donné deux coups de bâton sur le dos, si douloureux que j'ai failli pousser un cri. [...]

Janvier de la même année, qui a succédé à février

Aujourd'hui on m'a tondu, bien que j'ai crié de toutes mes forces que je ne voulais pas être moine. Mais je ne peux même plus me rappeler ce qu'il est advenu de moi lorsqu'ils ont commencé à me verser de l'eau froide sur le crâne. Je n'avais encore jamais enduré un pareil enfer. [...]
 
 

Le 25

Aujourd'hui, le grand inquisiteur est venu dans ma chambre, mais je m'étais caché sous ma chaise en entendant son pas [...] Enfin, il m'a vu et m'a fait sortir de dessous la chaise à coups de bâton. Ce maudit bâton vous fait un mal horrible. [...]

Jo 34e ur Ms nnaée. reirvéF 349

Non, je n'ai plus la force d'endurer cela ! Mon Dieu ! que font-ils de moi ! Ils me versent de l'eau froide sur la tête. Ils ne m'écoutent pas, ne me voient pas, ne m'entendent pas. Que leur ai-je fait ? Pourquoi me tourmentent-ils ? Que veulent-ils de moi, malheureux ? Que puis-je leur donner ? Je n'ai rien.

Je suis à bout, je ne peux plus supporter leurs tortures ; ma tête brûle, et tout tourne devant moi. Sauvez-moi ! Emmenez-moi ! [...] Maman ! Sauve ton malheureux fils ! Laisse tomber une petite larme sur sa tête douloureuse ! Regarde comme on le tourmente ! Il n'a pas de place sur la terre ! On le pourchasse ! Maman ! Prends en pitié ton petit enfant malade !... Hé, savez-vous que le dey d'Alger a une verrue juste en dessous du nez ?"

Gogol : Le Journal d'un fou (82)

A partir de 1850 les auteurs vont surtout s'attacher à décrire les réalités russes, en particulier la situation des serfs. C'est l'époque des romans à thèse ; ainsi Herzen, Tchernychevski, Saltykov-Chtchedrine ou Bielinski qui feront plus œuvre de philosophes ou contestataires que d'artistes. La médecine et ses praticiens font alors une entrée remarquée dans les œuvres. Les médecins, par leurs études scientifiques et leur pratique, font souvent d'excellents personnages de romans, à la fois idéalistes et actifs, liens entre l'intelligentsia et le peuple (62-21).

Herzen dresse dans son roman A qui la faute ? le portrait pathétique de Cruciferski, misérable médecin de district vers 1840 :

"Sa vie avait été une bataille perpétuelle contre des besoins et privations de toutes sortes ; à la vérité il en était sorti, vainqueur en quelque sorte ; c'est à dire qu'il n'était pas mort de faim, et qu'il ne s'était pas tiré une balle dans la tête de désespoir. Mais cette victoire lui avait coûté cher : à cinquante ans il était blanc et décharné, et avait le visage

sillonné de rides [...] Ce n'était pas les élans impétueux, ni les passions, ni des bouleversements redoutables qui avait épuisé son corps et lui avait donné avant l'âge un air de décrépitude ; c'était la lutte incessante, pénible, mesquine, humiliante contre la misère ; c'était l'inquiétude du lendemain, une vie passée dans les privations et les soucis. [...] La vie du médecin Cruciferski était un immense et long exploit dans une carrière obscure dont la récompense était le pain quotidien au présent et l'espoir de ne pas l'avoir à l'avenir. Il avait fait ses études à l'université de Moscou aux frais de l'état ; promu médecin, et avant d'avoir reçu un poste, il avait épousé une Allemande. [...] Quelques jours après la noce, on le nomma officier de santé dans un régiment de l'armée active. Il supporta huit années de vie nomade ; à la neuvième, fatigué, il sollicita une place stable ; on lui donna un des postes vacants. Cruciferski se traîna d'un bout à l'autre de la Russie et s'installa au chef-lieu N. Au début, il avait quelques clients. Les dignitaires et les propriétaires terriens qui vivent dans les chefs-lieux préfèrent se faire soigner par des allemands ; par bonheur, il n'y avait pas d'allemand sous la main (excepté un horloger). Ce fut la plus heureuse époque de la vie de Cruciferski. [...]

Mais cette heureuse époque ne dura pas. Un riche propriétaire, [...] amena avec lui son propre docteur qui accapara toute la clientèle de Cruciferski. [...] Les marchands et les ecclésiastiques, il est vrai, étaient restés fidèles à Cruciferski ; mais les marchands n'étaient jamais malades, [...] s'il leur arrivait de sentir une légère indisposition, ils se soignaient à leur manière [...] et ils se rétablissaient au bout de quelques jours ou mouraient. [...] Petit à petit, Cruciferski en fut réduit à ses seuls appointements qui s'élevaient à 400 roubles [...]

Un malheur épouvantable faillit s'abattre sur eux. Le gouverneur de la ville avait pris Cruciferski en haine parce qu'il avait refusé de délivrer un certificat de mort naturelle pour un cocher que son maître avait fouetté à mort1 [...]"
 

 

1 : les mots en italiques ont été supprimés par la censure.


 

Herzen : A qui la faute ? (94)

Fédor Dostoïevski (1821-1881) est le fils d'un médecin militaire. Il fréquente dans sa jeunesse un groupe révolutionnaire ce qui lui vaut d'être condamné à mort (1848).Après un simulacre d'exécution, il est gracié et envoyé quatre ans au bagne en Sibérie. Cette expérience traumatisante associée à des drames familiaux, une santé précaire (épilepsie) et une vie chaotique renvoient à son œuvre remplie de douleurs, d'angoisses et de violence. En quelques romans : Souvenirs de la maison des morts (1862), Crime et châtiment (1866), l'Idiot (1869), les Possédés (1872), les Frères Karamazov (1880), Dostoïevski va se livrer à une exploration sans précédent de l'âme humaine, de ses souffrances, de ses incohérences. Son œuvre annonce les découvertes du XXe siècle sur la psychanalyse et les profondeurs de l'inconscient. Peu apprécié de son vivant Dostoïevski sera redécouvert et deviendra l'écrivain russe le plus connu en Occident (62-21).

Fils de médecin, malade et hypochondriaque, la médecine a un grand rôle dans la vie et l'œuvre de Dostoïevski. Epileptique, on sait qu'il faisait en moyenne une crise par mois pendant les dix dernières années de sa vie. L'épilepsie est au centre de L'Idiot, une de ses œuvres majeures. Il y décrit l'influence psychique et sociale de la maladie sur son héros, le prince Mychkine. La description des crises de Mychkine intéresse encore les neurologistes car Dostoïevski évoque une aura extatique avant la crise généralisée. Cette forme d'épilepsie, peut-être d'origine temporale, est extrêmement rare et même niée par certains auteurs. Il est aussi l'un des premiers à décrire de façon aussi précise les crises comitiales (146-77-78-222-1-127-37).

"Dans ces instants rapides comme l'éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s'illuminaient d'une clarté intense ; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d'harmonie et d'espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu'à la compréhension des choses finales.

Mais ces moments radieux ne faisaient que préluder à la seconde décisive (car cette autre phase ne durait jamais plus d'une seconde) qui précédait immédiatement l'accès. Cette seconde était positivement au-dessus de ses forces."

Dostoïevski : L'Idiot (54)

Dostoïevski évoque aussi le célèbre interniste Botkine :

"- Je m'apprêtais, voyez-vous, à aller chez Botkine... et soudain...

-Oh ! Botkine, ça fait mal, remarqua le général.

-Ah non ! il ne fait pas mal du tout ; j'ai entendu dire qu'il était si attentif qu'il pouvait tout prédire.

-Son excellence faisait une remarque à propos des honoraires, rectifia le fonctionnaire.

- Ah, qu'importe les trois roubles ! Il examine si bien, et l'ordonnance..."

Dostoïevski : Bobok (55)

Dostoïevski qui fréquentait beaucoup les médecins n'en avait pas toujours une bonne image :

"Comment peuvent-ils être utiles à l'humanité ? Ils étudient juste assez pour toucher leurs honoraires le plus vite possible"

Lettre de Dostoïevski à un ami (cité in 222)

Le comte Léon Tolstoï (1828-1910) écrit très jeune ses premières œuvres : Enfance (1852), les Récits de Sébastopol (1856), immédiatement fêtées par la critique de l'époque. Après un mariage heureux avec la fille d'un médecin, Tolstoï écrit ses deux chefs-d'œuvre, maintes fois imités : Guerre et Paix (1869) et Anna Karénine (1877). Dans ces deux romans éclatent son art de la construction, sa finesse psychologique ainsi que la puissance et l'ampleur de sa narration. Vers 1880 Tolstoï connaît une grande crise morale. Il recherche une religion moins corrompue par l'homme, prône la non-violence et voit dans toute la nature la présence de Dieu. Il met son art au service de ses nouvelles idées : La Sonate à Kreutzer, Le Père Serge, La Mort d'Ivan Ilitch (1886), Résurrection. Tolstoï devient le maître à penser de toute une génération et l'écrivain vivant le plus connu au monde. Mais la contradiction entre son existence de hobereau et l'ascétique idéal dont il rêve le rend malheureux. Il s'enfuit à 82 ans de son foyer pour aller mourir quelques jours plus tard dans l'obscure petite gare d'Ostapovo (62-21).

Les rapports entre Tolstoï et la médecine sont riches et contrastés. Dans son œuvre, les médecins apparaissent ignorants, en tout cas impuissants face à la maladie imposée par la Nature qui dépasse les connaissances humaines. Leurs rôles sont souvent conventionnels voire antipathiques. Dans sa vie au contraire, Tolstoï montra un grand intérêt à la médecine, en particulier à l'hygiène de ses paysans. Il écrivit même quelques brochures pédagogiques sur le sujet. Il correspondait avec un grand nombre de médecins célèbres de son temps. Son exceptionnelle capacité d'observation lui permit de réaliser des descriptions très précises, presque des cas cliniques de certaines maladies : maladie de Gilles de la Tourette, hémorragie du tronc cérébral, cancer du corps du pancréas, etc. (103-181-192-144-2-229)

Tolstoï dans Guerre et Paix, résume ses idées sur la médecine et les médecins. La jeune héroïne Natacha Rostova, rompt avec son fiancé et tombe malade :

"Les médecins qui venaient la voir, tantôt séparément, tantôt à plusieurs, parlaient beaucoup en français, en allemand et en latin, se critiquaient l'un l'autre et prescrivaient les médicaments les plus divers contre toutes les maladies qu'ils connaissaient ; mais il ne leur venait pas à l'esprit cette idée si simple qu'ils ne pouvaient connaître la maladie dont souffrait Natacha, non plus que n'importe quelle maladie qui frappe les êtres humains, car chaque homme présente ses particularités et souffre toujours de sa propre maladie, singulière, nouvelle, compliquée et ignorée de la médecine, et non pas d'une maladie des poumons, du foie, de la peau, du cœur, des nerfs, etc., que la médecine a classé, mais d'une maladie résultant d'une des innombrables combinaisons des affections de ces organes. Cette simple idée ne pouvait venir à l'esprit des médecins (comme il ne peut venir à l'esprit d'un sorcier qu'il est incapable d'ensorceler), parce que leur raison était précisément de soigner, parce qu'ils recevaient de l'argent pour cela et parce qu'ils avaient consacré à cela les meilleures années de leur vie, mais surtout parce qu'ils se considéraient comme indiscutablement utiles. Et ils l'étaient en effet à toute la famille Rostov, non lorsqu'ils obligeaient la malade à absorber des substances pour la plupart nocives (le tort qu'elles causaient était peu sensible, les doses étant infimes), mais ils étaient utiles, indispensables, irremplaçables (et c'est pourquoi il y eut toujours et il y aura toujours des soi-disant guérisseurs, des rebouteux, des homéopathes, des allopathes), parce qu'ils satisfaisaient un besoin moral, essentiel de la maladie et de ceux qui aimaient la malade : le besoin de l'homme qui souffre que l'on s'occupe de lui, que l'on compatisse à sa souffrance, qu'on lui donne l'espoir de guérir [...]"

Tolstoï : Guerre et Paix (209)

Tolstoï développe encore sa vision négative de la médecine dans sa nouvelle La Mort d'Ivan Ilitch (1886). L'histoire de la maladie du héros est racontée avec une précision d'interniste et semble évoquer un carcinome du corps du pancréas (181). Les problèmes déontologiques du médecin avec son malade incurable sont également traités avec force et justesse (69). Mais le texte va bien au-delà. "Agonie la plus célèbre de la littérature" ou même "la plus grande de toutes les grandes nouvelles" d'après Nabokov (150), l'œuvre met l'homme à nu face à sa mort.

Ivan Ilitch, conseiller à la cour d'appel, consulte une sommité médicale pour une douleur au flanc gauche ::

"La visite se passa exactement comme il l'avait prévu et comme il se doit : une longue attente, une gravité toute médicale, de commande (celle-là même qu'il affectait à l'audience), l'auscultation, les questions qui réclamaient des réponses convenues d'avance et par conséquent inutiles... Une mine imposante qui semblait vouloir dire : "Faites-nous confiance. On saura vous tirer de là. ça nous connaît. Chez nous, tout est prévu pour tous et pour chacun..." Bref, le même spectacle qu'au palais de justice. [...]

"Ceci, voyez-vous, indique que dans vos viscères il se passe cela... Cependant, si telle ou telle analyse ne confirme pas tel ou tel autre soupçon, nous supposerons alors que..., etc. Or, si nous le supposons... "

"Voilà quels étaient à peu de choses près les propos du médecin. "

[La maladie continue, Ivan Ilitch multiplie les consultations et les diagnostics contradictoires se succèdent : ]

"Un homéopathe, dûment consulté, posa un diagnostic totalement différent et donna un remède qu'Ivan Ilitch prit pendant une huitaine de jours, en grand secret, comme il se devait. Au bout de ce laps de temps, s'étant aperçu qu'il ne produisait aucune amélioration, il perdit confiance dans tous les médicaments et tomba dans une mélancolie profonde."

[Après plusieurs mois d'aggravation, Ivan Ilitch se meurt. La douleur est intolérable. Alité, décharné, pitoyable, il se sent perdre sa qualité d'homme respectable pour devenir une chose nauséabonde, légèrement indécente. Mais la comédie continue : ]

"Rien ne le faisait souffrir comme le mensonge, ce mensonge généralement admis et adopté qu'il n'était point mourant, qu'il lui suffisait de se soigner, de rester tranquille pour que tout s'arrangeât pour le mieux"

[Le médecin de famille participe à l'hypocrisie générale : ]

"On sonne dans l'antichambre... Peut-être le docteur ?... C'est bien lui, frais, dodu, gaillard, jovial, avec une mine qui semble dire : "Ah ! ah ! vous avez eu peur de quelque chose... Ne vous en faites pas, nous allons arranger ça en un clin d'œil ! "

Le médecin n'ignore point que pareil air n'est pas de mise ici, mais il l'a adopté une fois pour toutes, le revêt et l'enlève comme un homme qui endosse son frac dès le matin pour aller faire ses visites. [...]

Renonçant à son enjouement, le médecin commence d'ausculter gravement le malade, prend le pouls, la température, palpe, percute...

Ivan Ilitch sait pertinemment qu'on le trompe et se trompe, mais lorsque le praticien s'agenouille devant lui, se penche sur son corps, appuie l'oreille plus haut, plus bas, se livre enfin à toute une savante gymnastique, d'un air imperturbable, Ivan Ilitch, dis-je, se laisse convaincre, exactement comme autrefois il lui arrivait de prendre au sérieux la plaidoirie d'un avocat, bien qu'il sût pertinemment que l'homme mentait et qu'il avait de bonnes raisons de le faire..."

[A l'extrême fin, le médecin sous-entend enfin l'incurabilité du mal : ]

"- Puisque vous savez ne rien pouvoir pour moi, laissez-moi tranquille.

- Nous pouvons soulager la souffrance, se défendit le docteur.

- Oh ! non, même pas cela !... Laissez-moi tranquille !"

Durant les trois jours suivant, "Ivan Ilitch se débattit dans le sac noir, où l'enfonçait une force inconnue" puis rendit l'âme.

Tolstoï : La Mort d'Ivan Ilitch (208)
 
 

Témoin dans sa jeunesse du siège de Sébastopol, Tolstoï en décrit les hôpitaux militaires et leurs salles opératoires :

"Les médecins sont tout à leur tâche répugnante, mais nécessaire et bienfaisante. Il s'agit d'une amputation. Vous verrez la lame tranchante et recourbée en train de pénétrer dans la chair blanche d'un corps vivant et sain. Vous entendrez le blessé reprenant subitement connaissance avec un cri terrible et déchirant, suivi d'atroces jurons. Vous apercevrez l'infirmier qui jette, dans un coin de la pièce, le bras amputé. Vous remarquerez un autre blessé ; étendu sur une civière dans la même salle, il contemple l'opération de son camarade et se tord en gémissant, moins à cause des douleurs physiques qu'il ressent que par suite de l'appréhension morale de ce qui l'attend [...] vous verrez la guerre telle qu'elle est, dans le sang, dans la souffrance et dans la mort..."

Tolstoï : Récits de Sébastopol (211)

Dans Anna Karénine (1877), Tolstoï exprime encore sa méfiance des compétences médicales :

"J'ai questionné le docteur : il m'a dit qu'il ne pouvait vivre plus de trois jours. Mais peuvent-ils vraiment savoir ? "

Tolstoï : Anna Karénine (210)

Tolstoï, qui avait lui-même ouvert plusieurs établissements de soins pour ses paysans, se moque de l'humanitarisme de salon des aristocrates. Le comte Vronski fait visiter le petit hôpital qu'il vient de construire sur sa propriété. Un ami lui demande :

" - Je m'étonne cependant, comte, que vous qui faites tellement pour le peuple au point de vue sanitaire, vous soyez si indifférent à l'égard des écoles.

- C'est devenu tellement commun, les écoles 1, dit Vronski."
 

 

1 : en français dans le texte


 

Tolstoï : Anna Karénine (210)
 
 

Anton Tchekhov (1860-1904) est fils d'épicier et petit-fils de serf. Il devient médecin pour faire vivre sa famille. Tchekhov est l'écrivain de la tristesse et de la douceur. Poète du quotidien, il décrit sans mièvrerie la condition de l'Homme, sa solitude, ses difficultés à communiquer, sa mort. Son œuvre est constituée de nouvelles : La Steppe, Une Banale histoire (1889), La Salle n°6 (1892), La Dame au petit chien, et de pièces de théâtre : La Mouette (1896), Oncle Vania (1890), La Ceriseraie (1903). Si le pessimisme domine la pensée de Tchekhov, il a également empreint ses œuvres d'une sensibilité exacerbée, d'une profonde humanité et d'une compréhension rare des souffrances d'autrui (62-21).

Tchekhov écrit d'abord pour gagner le peu d'argent que sa pratique médicale ne lui accorde pas. Il devient vite célèbre et abandonne peu à peu la médecine. Cette "trahison" lui donne mauvaise conscience. Il entreprend en 1890 un épuisant voyage dans l'île-bagne de Sakhaline en Sibérie orientale. Il en ramène un terrible témoignage sur les conditions carcérales, "Je veux payer ma dette à la médecine envers qui je me suis conduit comme un cochon" (41-202-73). La médecine jouera toujours un grand rôle dans l'œuvre de l'écrivain Il écrit à un ami "Je n'ai aucun doute, mes études médicales ont sérieusement influencé mon activité littéraire (108). Les portraits qu'il présente de ses médecins sont sans concessions mais remplis de compréhension et d'humanité (6-206-153-3-198-52-10-182-34).
 
 

Dans La Mouette (1896), Dorn est un médecin d'environ cinquante ans, matérialiste, cynique et désabusé :

"ARKADINA : Tu ne te soignes pas, mon frère, c'est mal à toi

SORINE : J'aimerais bien me soigner, c'est le docteur qui ne veut pas.

DORN : Se soigner à soixante ans !

SORINE : A soixante ans on a aussi envie de vivre.

DORN, agacé : Eh bien ! Prenez des gouttes de valériane."

Tchekhov : La Mouette, acte II (201)
 
 

Dans Oncle Vania (1897) apparaît le personnage d'Astrov, médecin blasé et légèrement alcoolique mais séducteur, intelligent et finalement sympathique. Le début de la pièce le voit fatigué et sans illusion.

"En dix ans, je suis devenu un autre homme. Et pourquoi ? Je travaille trop. [...] Du matin au soir, toujours debout, pas un moment de repos, et la nuit, je tremble sous mes couvertures qu'on vienne me tirer du lit, m'appeler chez un malade. [...] Pendant la troisième semaine du carême, je suis allé à Malitzkoïé, où il y avait une épidémie... Le typhus. Dans les isbas, les gens étaient couchés en tas, pêle-mêle avec les veaux, par terre... Une saleté, une puanteur... Des petits cochons... J'y suis resté toute la journée, sans m'asseoir un instant, sans boire ni manger, et, à peine rentré chez moi, on m'amène, sans me laisser souffler une seule seconde, un aiguilleur du chemin de fer ; je l'ai couché sur la table pour lui faire une opération, et voila-t-il pas qu'il s'avise de mourir sous le chloroforme. Et là, où cela n'avait aucune raison d'être, les sentiments se sont mis à revivre en moi, et j'ai eu des remords, comme si je l'avais assassiné..."

Tchekhov : Oncle Vania, acte I (201)

Un feldsher, en l'absence du médecin "parti se marier", tente d'arracher une dent malade à un diacre :

"- Allons, ouvrez bien la bouche, dit-il en s'approchant du diacre. Nous allons tout de suite... la... En deux temps, trois mouvements. Le temps de décoller la gencive... une traction bien à la verticale... et c'est tout (il décolle la gencive) et c'est tout...

- Vous êtes nos bienfaiteurs... Nous autres pauvres idiots, on n'y comprend rien... Mais vous, Dieu vous a donné la lumière...

- Trêve de raisonnement quand vous avez la bouche ouverte [...] Attendez, ne remuez pas comme ça... Ne bougez pas... L'essentiel, c'est de prendre la dent le plus haut possible (il tire)... pour ne pas casser la couronne...

- Saints du Paradis... Très sainte Mère de Dieu... 'Vvv...

- Ne... ne... comment dirai-je ? Ne m'attrapez pas les mains ! Laissez vos mains ! [...]

- Saints Anges ! Oh ! oh !... Arrache-la, mais arrache-la donc ! Est-ce que tu vas tirer dessus pendant cinq ans ?

- C'est que c'est... de la chirurgie... Ca ne se fait pas d'un seul coup... Voilà, voilà... [...]

[Le feldsher] halète, piétine autour du sacristain et tire... Trente secondes de la plus affreuse torture et le davier glisse le long de la dent. Le sacristain se dresse d'un bond et se fourre les doigts dans la bouche. Il y trouve sa dent toujours à la même place.

"T'as tiré ! dit-il d'une voix à la fois plaintive et moqueuse. Je te souhaite qu'on te tire comme ça dans l'autre monde ! Merci infiniment ! Mais si tu ne sais pas arracher les dents, ne t'en mêle pas. [...]

- Assieds-toi ! Assieds-toi, je te dis ! [...] Ne te tortille pas... Il ressort que c'est une vieille dent, elle a poussé des racines profondes... (il tire). Ne bouge pas... Là... là. Ne bouge pas... Voilà, voilà... (on entend un craquement). Je le savais bien !" [...]

Le sacristain reprend ses esprits, se fourre les doigts dans la bouche et, à la place de la dent gâtée, trouve deux chicots saillants.

"Diable teigneux..., laisse-t-il échapper... C'est pour nous faire mourir qu'on vous a mis ici, assassins !"

Tchekhov : Chirurgie (82)

"Par une froide nuit d'hiver", Nelly vient chercher le médecin pour porter secours à son mari. Le médecin, épuisé, rentre à peine d'une tournée :

"- Mon mari est malade ! dit Nelly qui contient ses sanglots. Venez, au nom du ciel... Vite... le plus vite possible !...

- Hein ? grogne le docteur [...]

- Venez ! Tout de suite ! Autrement... autrement... c'est horrible à dire... Au nom du ciel !"

Et Nelly, pâle, à bout de force, avalant ses larmes, essoufflée, se met à décrire au docteur la maladie soudaine de son mari et sa peur indicible. Sa souffrance toucherait une pierre, mais le docteur la regarde, [...] et ne bronche pas.

"J'irai demain..., bafouille-t-il.

- Ce n'est pas possible, dit Nelly épouvantée. Mon mari a... le typhus, je le sais ! Il faut venir tout de suite [...]
 
 

- Je... je viens de rentrer..., bredouille le docteur. Je suis resté trois jours en tournée pour l'épidémie. Je suis exténué, je suis malade moi-même... Je ne peux absolument pas ! Je... je l'ai pris moi aussi... Voilà !"

Et le docteur fourre sous les yeux de Nelly un thermomètre à maxima.

"Près de 40... Je ne peux absolument pas ! Je... je ne suis même pas capable de tenir assis. Excusez-moi, je me mets au lit..." [...]

- Mais vous devez venir ! Et vous ne pouvez pas ne pas venir ! C'est de l'égoïsme ! L'homme doit sacrifier sa vie pour son prochain et vous... vous refusez de venir... J'irai porter plainte !"

Tchekhov : Le Miroir (82)

Dans La Salle n°6, une de ses œuvres les plus célèbre, Tchekhov peut décrire l'état dans lequel le docteur Raguine trouve l'hôpital où il a été muté :

"Il trouva l'hôtel-Dieu dans une situation épouvantable. Dans les salles, les couloirs et la cour, on avait peine à respirer tant la puanteur était forte. Les garçons d'hôpital, les infirmières et les enfants couchaient dans les salles pêle-mêle avec les malades. Les cafards, les punaises, les souris rendaient leur vie intenable. Dans la section chirurgie on n'arrivait pas à se débarrasser de l'érysipèle. Dans tout l'hôpital il n'y avait que deux scalpels et pas un thermomètre, les salles de bain servaient à entreposer les pommes de terre. L'économe, la lingère et le feldsher volaient les malades. Quant à l'ancien docteur, le prédécesseur de Raguine, on racontait qu'il vendait clandestinement de l'alcool de l'hôpital et qu'il s'était fait un harem d'infirmières et de malades."
 
 

La salle n°6, au fond du jardin de l'hôpital accueille les malades mentaux :

"Les lits sont vissés au plancher. On y voit, couchés ou assis, des hommes en robe de chambre bleue et bonnet à l'ancienne. Ce sont les fous."

Tchekhov : La Salle n°6 (82)
 
 

Après Tchekhov, MikhaïlBoulgakov (1891-1940) est le deuxième grand médecin de la littérature russe. Issu d'une famille de prêtres, il entre en 1909 à la faculté de médecine de Kiev. Il en sort médecin en 1916, en pleine guerre mondiale. A peine diplômé, il est affecté au zemstvo de Nikolskoïé (gouvernement de Smolensk). Cette période inspirera ses Récits d'un jeune médecin. Il ouvre ensuite un cabinet à Kiev et se spécialise en dermato-vénérologie. Mais la guerre civile fait rage et Boulgakov s'engage aux cotés des troupes tsaristes. En 1920, il décide de rester en Russie et abandonne définitivement la médecine pour la littérature. Sous le régime soviétique, il écrit toute son œuvre oscillant entre un réalisme très dur (La Garde blanche, J'ai tué, Morphine, etc.) et un fantastique original qu'il place dans la Russie matérialiste de son temps et lui permet de dénoncer les absurdités de son époque (Les Œufs fatidiques, Cœur de chien, Le Roman théâtral, etc.). De plus en plus censuré et critiqué par le pouvoir, on lui refuse bientôt toute activité. Il consacre les dernières années de sa vie à sa grande œuvre, Le Maître et Marguerite avant de mourir de néphrosclérose (86-36-133).
 
 

La médecine est surtout présente dans les premières années de plume de Boulgakov. Il raconte dans ses inoubliables Récits d'un jeune médecin les angoisses d'un jeune praticien, seul responsable d'un hôpital isolé (36). L'anxiété le saisit quand tombe le premier soir sur son nouveau lieu de travail :

"Je n'y suis pour rien, pensais-je avec une douloureuse obstination, j'ai mon diplôme, j'ai eu quinze fois "cinq sur cinq". Et j'avais bien averti, moi, dans ma grande ville, que je voulais partir en tant que médecin en second. Mais non. Ils souriaient et disaient : "Vous vous adapterez." Te voilà bien, maintenant, avec leur vous vous adapterez. Et si l'on m'amène une hernie ? Expliquez-moi donc comment je m'adapterai ? Et surtout, comment se sentira-t-il entre mes mains, le malade, avec sa hernie ? Il s'adaptera dans l'autre monde (un frisson me passa alors le long de la colonne vertébrale)..."

Le médecin attend un consultant :

"J'étais déjà assis à mon bureau, m'efforçant, dans la mesure du possible, de ne pas laisser transparaître ma vivacité de vingt-quatre ans sous l'enveloppe professionnelle de l'esculape. Ma main droite était posée sur mon stéthoscope, comme sur un revolver."

Au bout d'un an, le praticien, fait ses comptes avec un peu de triomphalisme :

"Plein d'enthousiasme, j'ouvris le registre de l'infirmerie et, pendant une heure, je comptais. Je fis le total. En un an, jusqu'à cette heure tardive, j'avais reçu 15.613 malades. Sur 200 hospitalisés, il en était mort seulement 6.

Je fermai le registre et me traînai vers mon lit. Une fois couché, je pensais en m'endormant qu'au jour de ma vingt-quatrième année, mon expérience était désormais immense. De quoi aurais-je peur ? De rien. [...]
 

[Le lendemain une femme amène son enfant à la consultation]


 

" Hier soir, en m'endormant, je m'enorgueillissais et me vantais, et ce matin, je suis là, en blouse, en train d'examiner, désemparé...

Elle tenait un gamin d'un an dans les bras comme on tient une bûche. Le gamin n'avait pas d'œil gauche. A la place de l'œil, une boule jaune, de la grosseur d'une petite pomme, sortait de ses paupières toutes fines et tendues. Le gamin criait de douleur, se débattait, la femme pleurnichait. Et là, je fus troublé [...]

"Qu'est-ce que c'est... Une hernie cérébrale... Hum... il est vivant... Un sarcome... Hum... un peu mou... Une espèce de tumeur inconnue, terrible... [...] Peut-être est-ce effectivement du cerveau... Bon sang... C'est assez mou... ça ressemble à du cerveau..."
 

[la mère refuse que le médecin ouvre l'étrange tumeur et s'en va mais elle revient une semaine plus tard avec un bébé parfaitement normal]


 

"C'est idiot, j'ai compris... un abcès absolument énorme s'est formé sur la paupière inférieure, il s'est développé, a repoussé l'œil et l'a complètement dissimulé... par la suite, quand il a crevé, le pus s'est écoulé... et tout est redevenu normal...

"Non. Jamais plus, même en m'endormant, je ne marmonnerai fièrement que rien, désormais, ne pourra m'étonner. Non. Une année était passée, une autre passera, aussi riche en surprise que la première... Par conséquent, il me faut étudier bien sagement."

Boulgakov : Récits d'un jeune médecin (25)
 

Chapitre précédent

Chapitre suivant

Retour au sommaire