D -
LES ADMINISTRATIONS MEDICALES
1- Introduction |
2- Origine |
4- Les Villes |
L'organisation du système de santé est, jusque dans les années 1860, l'exclusivité d'organismes officiels très centralisés. L'inertie de l'administration et l'autoritarisme d'état en médecine comme ailleurs provoqueront souvent des catastrophes (142-70-156). Le pouvoir révélera particulièrement ses faiblesses pendant les épidémies.
Juridiquement, le pouvoir tsariste peut se décharger de la responsabilité sanitaire sur les propriétaires terriens qui ont devoir d'assistance à leurs 23 millions de serfs. Les quelques aristocrates éclairés qui construiront des hôpitaux pour leurs gens ne sauraient masquer l'incurie de la plupart. N'oublions que l'état est lui-même propriétaire de 23 autres millions d'esclaves qui n'ont pas plus d'aide médicale.
Nous pouvons rappeler l'œuvre de charité de certains monastères qui soignaient quelques indigents mais ces bonnes volontés ne sauraient constituer un service public médical.
En 1581 Ivan le Terrible ouvre l'aptéka, première officine de Russie réservée au tsar. (107-76-221). Progressivement les boyards et certains soldats méritants y ont accès. Le succès grandit et la vieille aptéka ne suffit plus. Une deuxième aptéka est ouverte au public, les médecins y ont obligation de soigner les personnes atteintes de maladies infectieuses. On peut ainsi dater du milieu du XVIIe siècle la première mesure de santé publique (76).
Pendant plus d'un siècle, l'antique aptéka change plusieurs fois de noms en même temps qu'elle prend de l'ampleur : Aptékarski Prikaz début XVIIe, Aptékarskaïa Palata en 1672 (transférée à Saint-Pétersbourg en 1712), devient la Chancellerie Médicale en 1725 puis en 1763 le Collège Médical (143). Ces organismes s'occupent de toutes les décisions médicales civiles, militaires, universitaires, etc.
3- Les Grands organismes d'état
Le début du règne d'Alexandre 1er voit le jeune tsar multiplier les réformes. L'ancien Collège Médical est remplacé en 1802 par un bureau médical impérial placé sous la direction du ministère de l'intérieur nouvellement créé. Cette haute instance médicale est divisée en deux organisations, le "Conseil Médical" et "l'Expédition de Médecine d'Etat" rebaptisée "Département Médical" en 1811. On a pu schématiser leurs rôles respectifs en autorité législative pour le Conseil et autorité exécutive pour le Département (143-191-100-221-74-14).
Le Conseil Médical rassemble à l'origine d'éminents spécialistes et chercheurs pouvant être consultés par le gouvernement sur des questions médicales. Il devient "la plus haute autorité de l'empire sur les questions d'éducation médicale, de politique médicale et de médecine légale". Certains dépositaires de fonctions officielles sont membres de droit du Conseil. Le président est d'abord un haut fonctionnaire nommé par le pouvoir. Ce n'est qu'en 1841 que le président doit être médecin mais il est toujours nommé par le ministre et confirmé par le tsar. Sa juridiction recouvre entre autres les expertises de médecine légale, l'analyse des eaux, la censure des publications médicales après 1886, les adaptations aux nouvelles découvertes, etc.(143)
Le Département Médical dirige de fait l'activité médicale du pays. A sa tête, un directeur nommé par le pouvoir (médecin seulement après 1836). Il centralise les informations qui lui parviennent et en renvoie les ordres. Chaque année il édite un bulletin officiel sur les statistiques sanitaires du pays mais les méthodes de recueil avant les années 1880 ne permettent pas une vision fidèle de la situation (143).
Ces deux grandes administrations existent sans grandes modifications jusqu'à la révolution. Elles dirigent toutes les autres organisations sanitaires comme les facultés de médecine, l'Académie Médico-Chirurgicale, les médecins de cour, etc. En 1805, la médecine militaire est séparée de la médecine civile pour passer sous le contrôle du ministère de la guerre (191-221).
Pour étudier l'action concrète du pouvoir, nous devons séparer nettement les populations rurales et urbaines. Nulle part ailleurs en Europe une telle distinction se justifie autant, villes et campagnes ont des statuts juridiques différents.
La municipalité doit gérer les aides médicales par des taxes communales. On peut remarquer qu'en général l'effort sanitaire est bien peu soutenu. Les chiffres sont éloquents : sur les 609 villes de plus de 2000 habitants de la Russie d'Europe, 41 seulement possèdent un hôpital financé par la municipalité. De nombreuses sous-préfectures de plus de 30.000 habitants n'en ont pas. Il faut ajouter à ces établissements quelques hôpitaux de bienfaisance subventionnés par des organisations de charité (49).
Avant 1860, ces médiocres services publics urbains sont bien supérieurs à ceux offerts aux campagnes où l'offre sanitaire est à peu près nulle. La situation s'inverse après le développement de la médecine des zemstvos en zone rurale.
En 1870, sur le modèle de certaines innovations des zemstvos, il est accordé aux villes une certaine autonomie de gestion. Plusieurs commissions sanitaires sont créées dans lesquelles des médecins jouent parfois un rôle important mais ce ne sont d'abord que des organisations temporaires, liées à des épidémies. Kiev en 1871, puis Moscou en 1884 et Petersbourg en 1886 créent leur première commission sanitaire permanente.. Différents services sanitaires s'occupent ainsi des hôpitaux, des œuvres de bienfaisance, des vaccinations, du contrôle de l'eau, etc. Ces commissions seront comme les zemstvos contrôlés par le gouverneur de province après une loi de 1894 (154-168-164-175).
Voyons à part les deux capitales, Moscou et Saint-Pétersbourg, qui bénéficient de la proximité du pouvoir. Elles possèdent souvent des infrastructures de grandes qualités. Moscou surtout, vitrine de la médecine russe, dont l'hôpital rénové à la fin du XIXe siècle compte parmi les meilleurs établissements d'Europe (143). La vieille capitale peut aussi se targuer d'un système d'égouts performant qui améliore considérablement sa salubrité. En 1909, 15% du budget municipal est alloué à la médecine. Petersbourg et ses célèbres miasmes délétères reste une ville sale, malodorante, malsaine. Mais dans les deux villes, de nombreux organismes d'aide sanitaire et de charité offrent à la population, même pauvre, un accès réel aux soins. Cette autonomie et cette qualité médicale ne se sont pas faites facilement. En 1831, lors de la première épidémie de choléra, les ordres inapplicables et autoritaires du ministre de l'Intérieur se révèlent totalement inefficaces. Il faut l'initiative du conseil cholérique municipal de Moscou dirigé par Golitsyn pour prendre les mesures nécessaires en outrepassant les ordres stricts du gouvernement et en entrant en conflit avec lui (142).
A part certaines régions soumises à un régime spécial (Finlande, Pologne, Sibérie, etc.) le territoire russe est divisé en gouvernements ou provinces. La Russie d'Europe en compte 50 (en moyenne grands comme un cinquième de France), ils sont divisés en 503 districts dont la taille moyenne est comparable au Doubs et au Jura réunis.
Chaque gouvernement possède un bureau médical composé de l'inspecteur médical de province qui le dirige, un assistant, un pharmacien, un secrétaire et un bureau consultatif de médecins. Tout le personnel médical de la province est sous son contrôle. Vu l'ampleur du territoire à administrer, l'inspecteur ne peut guère que faire des tournées de surveillance, s'occuper de médecine légale et envoyer un rapport statistique annuel sur les données très imparfaites qui lui sont transmises. Il reçoit ses ordres directement du Département Médical de Petersbourg ; en cas d'épidémie, il doit en référer à son autorité pour ensuite faire exécuter aux districts les ordres reçus (143-221-76-49-74).
Le district possède un inspecteur médical de district mais pas de bureau médical. L'inspecteur siège de droit au comité de santé publique et au comité de vaccination du district. Les autres membres de ces comités sont le maréchal de la noblesse (le représentant des nobles locaux), le commissaire de police, le maire de la capitale du district (appelons-la "sous-préfecture") et le doyen des prêtres, d'autres membres peuvent être ajoutés. Ces comités sont donc principalement composés d'officiels non-médicaux (143).
Il n'y a pas de fonction officielle au-dessous de l'inspecteur de district. Si aucun médecin libéral ne désire s'y installer, il pourrait être le seul médecin du district ! Il reçoit d'ailleurs un enseignement supplémentaire pour l'isolement et doit régulièrement aller à Saint-Pétersbourg pour des cours de perfectionnement. Notons que ces postes sont attribués après un concours à la sélection rigoureuse (143).
Le Département Médical qui se rendait bien compte du triste état sanitaire des campagnes note en 1850 : "le nombre des médecins d'état ne suffisait pas à la masse de la population et les devoirs imposés aux médecins étaient au-dessus de leurs forces" (cité in 154). En pratique, "un seul médecin doit exécuter dans un district tous les ordres qui lui
sont transmis mais on ne lui donne aucun moyen pour les accomplir, personne ne cherche à le seconder et il a la responsabilité de tout ce qui peut arriver". Les médecins officiels, démotivés au mieux, indifférents le plus souvent ont tendance à n'observer que la forme et à remplacer l'action par les écritures (154), vice bien connu en Russie autant sous les tsars que sous les soviets.
Ossipov raconte (de façon officielle) la procédure habituelle d'une épidémie : "Si une épidémie venait à se déclarer, les baillis avaient reçu l'ordre formel d'en faire immédiatement la communication à l'administration du canton qui devait le faire au chef de la police du district, celui-ci au comité de santé publique et au gouverneur. Après une correspondance qui durait un ou deux mois et quelquefois davantage, un médecin de district était envoyé, il arrivait les mains vides à l'endroit où régnait l'épidémie. Dans la plupart des cas, les meilleurs, il arrivait lorsque l'épidémie avait déjà cessé. Si elle régnait encore, il prescrivait des remèdes, donnait des conseils et si cela était encore possible il y laissait un feldsher pour la surveillance. On faisait venir les médicaments de pharmacies privées, quelquefois très éloignées, à des prix très élevés, surtout pour les paysans, mais on ne recevait les médicaments que longtemps après les avoir commandés et ils avaient perdu souvent toute leur valeur. Enfin la société rurale qui avait souffert de la maladie, souffrait encore économiquement parce qu'elle devait pourvoir aux frais de voyage du personnel médical et payer les médicaments. Voilà pourquoi les paysans préféraient cacher les maladies épidémiques dont ils étaient atteints pour n'avoir pas à supporter deux malheurs à la fois." (154) Non seulement la lutte contre les épidémies est totalement inefficace mais elle est à la charge des paysans. Il ne faut pas s'étonner de la très mauvaise image que les paysans ont des médecins officiels, oiseaux de malheur la plupart du temps (76).
Ces structures vont perdurer mais l'installation des hôpitaux ruraux des zemstvos
va radicalement changer la situation sanitaire des campagnes. Nous préférons
traiter à part ce chapitre capital.