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LA MEDECINE POPULAIRE
Quand nous étudierons les progrès de la médecine en Russie, il ne faudra jamais oublier que jusqu'à la fin du XIXe siècle, la médecine empirique des guérisseurs populaires est la seule disponible pour les habitants des campagnes, c'est à dire la quasi-totalité de la population (114-167-231-172-173).
Chaque village possède sa znakharka (pyf[fhrf), vieille femme versée dans l'art des simples (143-167-172). Certaines sont de vieilles paysannes ayant conservé leur exploitation, d'autres ne vivent que de leurs "honoraires" et voyagent de village en village (224). On la distingue du sorcier, le koudesnik (reltcybr) qui soigne à l'aide de formules magiques incompréhensibles (224). On rencontre aussi souvent le kostoprav (rjcnjghfd), rebouteux habile en traumatologie (143). Ils sont les descendants directs des koldouns (rjkleys) et volkhvs (djk[ds), magiciens et sorciers païens qui animaient la religion des Slaves avant le christianisme. Quand Vladimir de Kiev se baptise et convertit la Russie au christianisme en 988, il engage aux côtés de l'église orthodoxe une lutte sans merci contre les représentants de l'ancienne foi. Les guérisseurs païens sont envoyés au bûcher pour sorcellerie. Mais la tradition est trop enracinée pour disparaître facilement, elle perdurera largement jusqu'au XXe siècle (143-224).
Les znakharkas sont si bien implantées que le personnel médical moderne aura bien du mal à s'imposer. Après la mise en place des zemstvos en 1864, ce sont d'abord les feldshers (aides-médecins) qui s'installent dans les campagnes. Parce qu'ils sont pour la plupart des gens d'origine modeste, souvent fils de paysans, les feldshers sont assez bien acceptés. Ils apportent un petit plus scientifique et cohabitent au coté des guérisseurs (124-167). Il en est bien autrement des médecins, gens instruits, souvent d'origine citadine. Les paysans russes ne les aiment pas et n'ont pas confiance dans leurs traitements inconnus (143-167). Ce sont leurs résultats concrets, notamment sur la variole et la diphtérie qui les fait peu à peu accepter (156). Il faudra cependant attendre les sévères répressions staliniennes des années 1930 dans les campagnes pour voir quasiment disparaître les empiriques en Russie occidentale.
L'utilisation des plantes en médecine traditionnelle russe a été très bien étudiée par Rowell (172-173-174).
Séparons les espèces en quatre catégories :
a) plantes médicinales utilisées dans l'alimentation
Surtout l'oignon et l'ail, utilisés dans la lutte contre le scorbut, à la fois par les znakharkas et les médecins d'école. Ceci illustre les liens étroits existant entre la médecine populaire et officielle, surtout au XVIIIe siècle. Au XIXe le fossé se creuse plus profondément entre les deux.
b) plantes connues de l'antiquité gréco-romaine
On sait que des échanges commerciaux relient les anciens Slaves au monde gréco-romain. Les échanges sont aussi culturels comme l'attestent les similitudes dans l'utilisation de certaines plantes.
Ainsi la jusquiame, l'aconit, l'hellébore, la sauge ou encore l'armoise sont recueillies pour les mêmes propriétés.
On connaissait la théorie des semblables avec l'utilisation de plantes jaunes (par ex. Chélidoine ou Chrysanthème) pour traiter les ictères, les plantes rouges (Hypericum perforatum) pour les hémorragies ou encore l'euphraise dont une tache noire évoque un œil et soigne tous les problèmes ophtalmiques.
c) plantes natives de Russie
La pharmacopée populaire comprend aussi des espèces indigènes comme le Ledum palustre contre les ectoparasites ou le Rhododendron chrysanthum contre les rhumatismes.
d) plantes venues d'ailleurs
On s'étonne de la rapidité avec laquelle certaines plantes lointaines ou d'apparition récente sont assimilées par les znakharkas.
Le tournesol ramené d'Amérique est utilisé pour la production d'huile et ses vertus médicales supposées ; on l'emploie contre les fièvres à Saratov ou contre la malaria au Terek. La consommation de ses graines devient vite le passe-temps favori des paysans.
La quinine, autre américaine, est rapidement adoptée contre les fièvres avec grand succès dès 1840 (114). Le sassafras et la salsepareille ont des destins semblables.
Des esprits féminins invisibles qui hantent les villages et les maisons sont rendues responsables des fièvres de toutes sortes qui minent les Russes. Douze sœurs visitent ainsi les malades. Les premières ne provoquent que des troubles légers mais les suivantes sont plus dangereuses et la douzième tue irrémédiablement. Contre chaque sœur (sauf la dernière) il existe un traitement adapté : la première ne supporte pas les instruments aiguisés, on place donc des couteaux et des faux autour du malade. La deuxième ne résiste pas à une liqueur de douze plantes, la troisième déteste la poudre à canon. La neuvième sœur craint l'eau froide, on fera donc prendre un bain glacé au malade (114).
Un autre traitement radical contre les fièvres consiste en une cérémonie magique. On trouve un frêne, un peu plus petit que le malade. Le sorcier fend l'arbre du sommet à sa base et maintient écarté les deux parties. Le malade nu traverse l'ouverture puis on lui passe ses vêtements par le même chemin. Durant toute l'opération, le sorcier récite des formules magiques (114).
Pour la plupart des remèdes, la recette ne suffit pas, leur efficacité est maximale s'ils sont administrés par un initié (114). A Kostroma, on pense que la syphilis s'attrape par l'absorption d'un ver vivant dans de l'eau souillée. Pour s'en débarrasser, la guérisseuse remplit une cuvette d'eau et y plonge un petit balai de bouleau, une chaîne en argent, la croix de baptême du malade et de l'oseille. Quand le patient trempe sa partie malade dans la cuvette, la guérisseuse jette dans l'eau des pierres rougies au feu. Le sifflement produit fait sortir le ver par le chancre (224).
A ces exemples amusants, du moins inoffensifs, il faut en ajouter d'autres plus dramatiques. Vers la fin du XIXe siècle, une znakharka conseilla à une mère de mettre de la poudre à fusil dans les yeux de son bébé et d'y mettre le feu pour le guérir d'une affection oculaire. La mère exécuta la prescription, l'ophtalmie fut détruite avec les deux yeux du nourrisson qui agonisa quelque temps avant de mourir (143). Une autre mère, suivant un autre conseil avisé fit rôtir son enfant dans une cuisinière (143).
Ajoutons que la Russie n'a pas l'exclusivité de ce genre de drame.