R ÉSUM É
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8- l'université, les études et les carrières hospitalo-universitaires |
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1- présentation
Comme un reflet de toute la société, la médecine en Russie à la fin du XIXe siècle subit une extraordinaire mutation.
Les universités, d'abord sous influences étrangères, acquièrent leur autonomie et commencent à produire des chercheurs de talent.
Mais l'essentiel se situe hors des laboratoires : l'immense population de l'empire (166 millions en 1914), essentiellement rurale (à 92%), vit dans un état sanitaire très médiocre. Nous verrons la médecine se démocratiser et comment, d'abord cantonnée aux soins des aristocrates et des militaires, elle s'ouvre enfin à l'ensemble de la population. Un système de santé publique, la médecine de zemstvo, va permettre au paysan russe un accès réel et gratuit à des soins de qualité. Cette réussite était une gageure dans un pays aussi immense et à l'état de santé encore dominé par de grands fléaux meurtriers.
2- statistiques
Comme beaucoup d'autres pays d'Europe, la Russie vit une forte croissance démographique dans la deuxième partie du XIXe siècle. La révolution industrielle joue ici un moins grand rôle qu'ailleurs. Les causes les plus importantes sont surtout la libération des serfs en 1861 avec une certaine amélioration de leurs conditions de vie et l'amélioration de la situation sanitaire. La pyramide des âges (figure 1) évoque celle des pays du tiers-monde actuel :
figure 1 : pyramide des âges pour 10.000 russes en 1897
figure 2 :taux de natalité et de mortalité de quelques pays d'Europe vers 1897
Les taux de natalité et de mortalité sont les plus élevés d'Europe (figure 2). Remarquons que les naissances et décès sont soumis à de fortes variations d'une année à l'autre. Ce régime démographique instable et à forte mortalité le rend comparable aux démographies archaïques des pays d'Europe occidentale des XVIIe et XVIIIe siècles. Notons que les régions baltes, plus occidentalisées, ont une démographie plus stable, au contraire des plaines de la Volga, très sensibles aux épidémies.
figure 3 : évolution du nombre des naissances et décès de 1867 à 1913
Vers 1900, de meilleures structures sanitaires, la diffusion de l'hygiène, l'introduction de la pomme de terre ou encore la législation sur le travail vont progressivement améliorer les conditions de vie de la population.
L'espérance de vie à la naissance est exceptionnellement basse (27 ans) comparée aux autres pays européens (42 ans en France, 46 en Angleterre). Encore faut-il y voir surtout un effet de l'effroyable mortalité infantile : 375 enfants sur 1000 n'atteignent pas leur premier anniversaire et un sur deux seulement survivent à 5 ans. Ces taux sont très supérieurs aux statistiques des pays actuels les plus démunis (160‰ de mortalité avant un an en Sierra Leone en 1996). Le manque d'hygiène et de soins en sont les principaux responsables devant les maladies infantiles qui tuent au moins 500.000 enfants par an (figure 4).
figure 4 : évolution de la mortalité annuelle de cinq maladies infantiles de 1893 à 1912
On pourra noter la diminution de la mortalité due à la variole et à la diphtérie grâce aux thérapeutiques nouvelles (vaccination de masse et sérothérapie).
Remarquons que les taux de mortalité infantile sont presque deux fois plus élevés chez les orthodoxes (85% de la population) que chez les familles musulmanes, juives, catholiques ou protestantes. Les mères orthodoxes doivent en effet beaucoup aider aux travaux des champs, abandonnant leurs nourrissons toute la journée sans surveillance ou presque. Les mères des autres religions sont mieux protégées et allaitent plus longtemps.
3-Epidémies et fléaux endémiques
a- le choléra
Le choléra est la maladie épidémique la plus grave, en tout cas celle qui marqua le plus l'esprit des Russes. En six épidémies, s'étalant sur plus d'un siècle, la maladie atteint officiellement 5,5 millions de personnes et en tue 2 millions. Ces chiffres sont sans doute très sous-estimés.
La maladie vient toujours d'Inde, foyer endémique du Vibrio choleræ. L'épidémie atteint habituellement la Russie par les steppes du sud-est puis s'étend au reste du pays. La Russie fut le foyer d'origine des épidémies européennes de choléra. Après une flambée de un ou deux ans, le choléra s'attarde quelques années en Russie (les années choléra) mais ne devient jamais endémique et disparaît jusqu'à la prochaine attaque du fléau. C'est une maladie surtout estivale mais les catastrophes des cinq épidémies majeures viennent de sa capacité à résister à l'hiver dans quelques foyers (grandes villes ou villages du sud) pour repartir à l'assaut au printemps suivant.
figure 5 : nombre de cas de choléra de 1823 à
1873 (échelle logarithmique)
figure 5bis : nombre de cas de choléra de 1892 à 1925 (échelle logarithmique)
La première épidémie n'est qu'une escarmouche. Le choléra atteint la Russie du sud en mai 1823. Le total des victimes n'excède pas 200 personnes.
C'est la deuxième épidémie qui marque le plus les esprits, même si elle n'est pas la plus meurtrière. En juillet 1830, le choléra est ramené de Perse à Astrakhan puis il remonte rapidement la Volga. Kazan et Moscou sont atteints en septembre. Une autre route mène le vibrion au sud vers l'Ukraine puis la Pologne (figure 6). L'hiver arrête l'épidémie en de nombreux endroits mais il reste des foyers à Moscou, Kiev et dans le sud qui sont à l'origine de la catastrophe de 1831 (figure 7). Le choléra resurgit alors au printemps avec une vigueur accrue, il occupe l'ensemble de la Russie d'Europe de la mer Noire à la mer Blanche. Tout le pays est bloqué, 240.000 personnes succombent. Des cas perdurent jusqu'en 1836. Après la Russie, l'épidémie envahit toute l'Europe et même l'Amérique du nord. La France est durement touchée en 1832, le nouveau mal y fait 100.000 victimes (Giono l'évoque en Provence dans Le Hussard sur le toit).
Les rumeurs les plus folles circulent, on évoque un complot de l'Occident pour se débarrasser de la Russie en l'empoisonnant avec l'aide des médecins, complices évidents car lettrés et occidentalisés. Le pouvoir corrompu est soupçonné d'enlever les malades pour les exterminer dans quelque sombre dispensaire.
Le pouvoir est complètement dépassé. L'autoritarisme de Nicolas 1er et le centralisme absolu des décisions sanitaires n'ont aucun succès. Seules des initiatives privées outrepassant leurs droits obtiennent quelques résultats.
L'épidémie suivante est la plus meurtrière, elle s'étend de 1847 à 1859 et rôde dans la tourmente de la guerre de Crimée. C'est comme d'habitude par la Perse et l'Asie Centrale que la Russie est atteinte (figure 8). Le vibrion passe ses quartiers d'hiver dans plusieurs villes puis il bénéficie en 1848 d'un printemps chaud pour s'étendre rapidement. Malgré les quarantaines, la population rurale fuit les villes et apporte l'épidémie aux campagnes. Une mauvaise récolte en 1848 ajoute un autre fléau aux paysans durement touchés.
figure 6 : le choléra en 1830 figure 7 : le choléra en 1831
figure 8 : le choléra en 1847 figure 9 : le choléra en 1848
Le choléra s'adapte aux progrès des techniques : pour la première fois en 1853 il emprunte le chemin de fer pour contaminer Moscou. En 12 ans, plus d'un million de victimes sont recensées, la réalité est sans doute bien pire.
La quatrième épidémie débute en 1865. Le choléra arrive à bord d'un bateau à Odessa. La suite est classique avec envahissement complet de la Russie en 2 ans, foyers hivernaux dans les grandes villes et disparition après 1873. Moins dramatique que la précédente, l'épidémie laisse quand même 280.000 victimes derrière elle.
Les années suivantes sont marquées par le développement de la santé publique, l'amélioration des égouts dans les grandes villes et la découverte en 1883 par l'allemand Koch de l'agent responsable. Depuis 20 ans que le mal a disparu on croit le problème résolu. Mais le choléra réapparaît en 1892 et profite à nouveau du chemin de fer pour se propager rapidement. L'infrastructure des zemstvos permet pour la première fois de lutter efficacement. Mais près de 70 ans après sa première apparition, le choléra inspire toujours la terreur. On retrouve les mêmes paniques, les mêmes folles rumeurs. Les émeutes sont parfois violentes et des villes entières sont saccagées. Les médecins, les officiels et surtout les Juifs sont particulièrement visés par la populace effrayée. La malchance fait coïncider une terrible famine avec l'épidémie qui provoque 380.000 décès.
La sixième et dernière épidémie est la plus longue, de 1902 à 1923 elle bénéficie des troubles des révolutions (1905 et 1917) et des guerres (Première Guerre Mondiale puis Guerre Civile). Depuis l'Asie Centrale la maladie gagne l'ensemble du pays, toujours favorisée par les voies ferrées. Curieusement, la Guerre Civile qui encourage une épidémie de typhus sans précédent ne favorise que peu le choléra, il survit mais n'explose pas puis disparaît en 1926. Cette épidémie de 21 ans fait tout de même plus de 600.000 victimes.
Le choléra ne revint jamais en Russie d'Europe. Seule l'Asie Centrale a été légèrement touchée par une épidémie en 1965.
Outre les caractéristiques principales exposées au début, on peut ajouter quelques remarques :
- le rapport du nombre de décès sur le nombre de cas est de 36% en Russie, très comparable à celui des pays occidentaux.
- la virulence de la maladie s'exprime d'abord dans les villes insalubres puis, à partir de 1870 dans les campagnes quand les villes se dotent d'équipements d'égouts performants.
- la meilleure adaptation du vibrion aux climats chauds et l'insalubrité relative des provinces méridionales expliquent que morbidité et mortalité sont toujours plus élevées dans le sud que dans l'ouest et le nord.
- le choléra se répand surtout par les grandes voies de communication (caravanes, bateaux, chemin de fer) et par des rassemblements comme la grande foire annuelle de Nijni-Novgorod.
b- Le typhus
Le typhus est responsable en 1915-1923 de la plus effroyable épidémie qu'a connu la Russie. Dû à Rickettsia prowazekii et véhiculé par le pou du corps humain, le typhus est l'enfant des guerres et de la saleté. Souvent bénin chez l'enfant, il peut devenir meurtrier chez l'adulte.
La première grande épidémie commence à Moscou en octobre 1812 alors que Napoléon occupe la ville en ruine. De là, le typhus gagne les autres villes russes. Mais ce sont les français qui seront les plus touchés. Le typhus mine la santé déjà chancelante des grognards de la Grande Armée durant la terrible retraite. La maladie accompagne l'empereur défait jusqu'à Paris.
On observe des épidémies sérieuses vers la fin des années 1830, en 1845-46 et en 1854-55 pendant la guerre de Crimée. D'autres pics de la maladie accompagnent la guerre russo-turque de 1877-1878, la famine et le choléra de 1892 et les années 1908-1910 (figure 10).
Mais le typhus accompagne surtout la Grande Guerre et la guerre civile qui suivit entre l'armée rouge et les troupes blanches (tsaristes). Le mal fait des ravages parmi les combattants et influe même parfois sur le cours de l'Histoire. Le Terek (dans le Caucase) est ainsi perdu par des troupes tsaristes minées par le mal. Les poux pullulent ; la misère, la saleté du pays font le lit de l'épidémie. Le typhus atteint probablement entre 20 et 30 millions de personnes dont environ 2,5 millions succombent. Il met même en danger le jeune régime soviétique, Lénine déclare en décembre 1919 : "soit le pou vaincra le socialisme, soit le socialisme vaincra le pou" !
figure 10 : nombre de cas de typhus en Russie
puis URSS de 1877 à 1936 (échelle logarithmique)
Avant cette pandémie meurtrière, le typhus était une maladie connue mais à l'importance démographique faible. Les paysans russes pauvres, sans travail pendant l'hiver, viennent travailler dans les usines des cités industrielles et repartent l'été aux champs. Jeunes adultes pour la plupart, ils logent dans de grands dortoirs de travailleurs aux conditions d'hygiène déplorables. Ceci explique probablement les caractéristiques du typhus : maladie surtout urbaine, à recrudescence hivernale, touchant principalement les jeunes hommes.
c - la variole
C'est Catherine II elle-même qui, donnant un impérial exemple, subit la première inoculation varioleuse en 1768. Le succès est immédiat à la cour et chez les familles éclairées.
En 1797, Jenner met au point la "vaccination", bien moins dangereuse que l'inoculation. Mouchine effectue en 1801 la première vaccination russe sur un enfant, Anton Petrov, qui reçoit le surnom de "Vaccinoff" ! La vaccination s'entreprend alors à grande échelle. Les résultats sont à la mesure de l'enthousiasme et en quelques années, la mortalité variolique est divisée par 10. Vers 1825 le médecin anglais Lee affirme que la variole est presque éradiquée et vante sur ce plan l'avantage d'un régime despotique. Ce succès foudroyant diminue la vigilance. En Russie comme ailleurs, on observe un retour de la variole vers 1830. Certains pays dont la Russie en 1838 comprennent vite la nécessité d'une revaccination.
Jusque vers 1880, la technique est laissée aux mains des "inoculateurs" professionnels. Leur travail est considérable et vers 1845, les deux tiers des enfants qui naissent sont vaccinés. Mais se posent des problèmes de qualité des vaccins et de compétence de certains. Peu à peu, les médecins des zemstvos prennent la place des inoculateurs et monopolisent la production de vaccine.
Vers 1900, 82% des enfants qui naissent sont vaccinés. Ces bons résultats ne doivent pas cacher les 380.000 enfants qui échappent chaque année au vaccin. Tous les ans 50.000 personnes meurent de la variole. L'éradication totale ne sera atteinte que sous le régime soviétique.
d- la malaria ou paludisme
On sera peut-être étonné de voir ici une maladie qualifiée aujourd'hui de tropicale. La malaria est cependant une des plaies majeures de la Russie jusque vers 1950. N'oublions pas que la Russie comprend au sud des régions au climat méditerranéen. Mais le Plasmodium remonte aussi en Russie centrale et jusqu'au nord où même à Saint-Pétersbourg et Arkhangelsk (près du cercle polaire) les cas de malaria ne sont pas rares. L'incidence de la maladie est énorme : environ 3 millions de personnes sont atteintes chaque année au début du XXe siècle.
Les provinces du sud sont bien sûr les plus touchées ; dans la province d'Astrakhan, l'incidence officielle est de 22,8% sur la population. Une enquête menée en 1903 à Voronej révèle que la moitié des enfants de 10 à 14 ans sont infectés. La mortalité directe reste faible et inférieure à 1%, mais la dépression du système immunitaire due à la malaria favorise l'incidence et la gravité des autres maladies infectieuses.
Avant la découverte du vecteur, la seule prévention connue est l'assèchement des marais. Le drainage de la Bessarabie et de Moscou a ainsi un effet bénéfique au milieu du XIXe siècle.
e- la peste
De nombreuses épidémies de peste parsèment le cours du XVIIIe siècle, citons en particulier celle de 1771 à Moscou.
Au XIXe siècle la peste reste une maladie très surveillée. Les médecins sont tenus de signaler les cas suspects à l'autorité. Les mesures à appliquer sont bien codifiées et se révèlent efficaces : quarantaines, barrages des routes, enterrement des cadavres hors de la ville, désinfection des objets et des immeubles.
Malgré des foyers endémiques dans les steppes du sud-est et de fréquentes alertes (15 au XIXe siècle), il n'y aura pas de véritable épidémie et l'influence démographique de la maladie est négligeable. On peut tout au plus citer deux crises plus sérieuses : 50.000 cas à Odessa en 1806 et une mini-épidémie dans la région d'Astrakhan en 1879.
f- la tuberculose
La précarité des conditions de vie favorise évidemment la tuberculose. Elle est officiellement responsable de 10% environ des décès. La Russie se situe légèrement au-dessus des statistiques des autres pays européens mais à des valeurs comparables
Le bacille tuberculeux que Koch découvre en 1882 se plaît dans les quartiers insalubres des villes. On constate qu'avec l'urbanisation (lente mais constante) de la Russie, l'incidence de la maladie tend à augmenter. Dans certaines usines de textile de Moscou, le taux d'ouvriers atteints de tuberculose est de 13,4%. Les campagnes sont atteintes dans un second temps.
Le mal se concentre surtout sur les milieux populaires. Ils sont d'autant plus touchés que le seul traitement proposé légèrement efficace, la cure de balnéothérapie, est pour eux un luxe totalement inaccessible.
g- Autres maladies infectieuses
Citons l'excellent travail réalisé par le zemstvo de Moscou de 1883 à 1896 colligeant 4,8 millions de diagnostics. Rappelons que pendant cette période a eu lieu une épidémie de choléra et une épidémie de typhus.
incidence des maladies infectieuses dans la province rurale de Moscou de 1883 à 1896 (classées par ordre de fréquence) |
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Bronchite épidémique |
28,27 |
% |
Typhus exanthématique |
0,85 |
% |
Fièvres intermittentes (malaria) |
22,6 |
% |
Varicelle |
0,71 |
% |
Dysenterie |
9,04 |
% |
Fièvre récurrente (borréliose) |
0,52 |
% |
Coqueluche |
8,46 |
% |
Croup |
0,48 |
% |
Phtisie pulmonaire |
6,12 |
% |
Variole |
0,41 |
% |
Typhus |
3,77 |
% |
Fièvres puerpérales |
0,34 |
% |
Erysipèle |
3,74 |
% |
Choléra européen |
0,08 |
% |
Tuberculoses viscérales |
3,39 |
% |
Roséole |
0,07 |
% |
Scarlatine |
3,26 |
% |
Pustules malignes |
0,07 |
% |
Rougeole |
2,35 |
% |
Septicémie |
0,05 |
% |
Typhus abdominal (fièvre typhoïde) |
2,26 |
% |
Choléra asiatique |
0,04 |
% |
Diphtérie |
1,59 |
% |
Pyémie |
0,02 |
% |
Périparotidite épidémique (oreillons) |
1,48 |
% |
Hydrophobie (rage) |
0,01 |
% |
h- famines
.Le XIXe siècle et le début du XXe voient une multiplication du nombre des années de disette. On en relève 12 de 1822 à 1933
Pourquoi autant ? L'agriculture russe vit au XIXe siècle un tournant capital. L'augmentation démographique exige des récoltes de plus en plus abondantes mais la culture extensive, l'utilisation d'engrais sont encore mal maîtrisées par les paysans qui travaillent à la main. S'ajoute une constante naturelle : le climat continental dont bénéficie la Russie provoque plus qu'ailleurs des écarts météorologiques très importants d'une année à l'autre expliquant la variabilité excessive de la production agricole : entre 1888 et 1892, la production de blé subit une baise de 46%, presque moitié moins en 4 ans !
Les dernières famines sont les plus marquantes.
En 1891-1892, le choléra s'ajoute aux mauvaises récoltes pour le malheur des paysans ; 35 millions de russes sont affamés. De 1904 à 1907, les épidémies se succèdent annuellement dans un climat pré-révolutionnaire. En 1911, la famine touche un tiers de la population de la Russie d'Europe et une partie de la Sibérie.
La famine de 1919-1921 est peut-être la pire qu'ait connu la Russie, 5 millions de personnes succombent. Le pays est ravagé par la guerre civile, les structures sanitaires sont totalement désorganisées. Dans ce contexte survient une sécheresse comme on en vit peu, la récolte tombe à un niveau dramatique. Dans les campagnes décimées, les pires scènes deviennent alors quotidiennes : la viande humaine se vend sur les marchés, les parents tuent leurs nourrissons pour nourrir les aînés.
Evoquons brièvement la dernière grande famine russe de 1932-1933, provoquée par le premier plan quinquennal stalinien. Les objectifs fixés, irréalistes et démesurés ne sont non seulement pas atteints mais la récolte est immédiatement retirée des campagnes où la famine fait entre 4 et 5 millions de victimes.
4 - les acteurs de la médecine russe
Face à un tel état de santé, la tâche à accomplir est immense.
a- la médecine populaire
Il ne faut pas oublier que jusqu'à la fin du XIXe siècle, les soins des guérisseurs populaires sont les seuls disponibles pour les habitants des campagnes, c'est à dire la quasi-totalité de la population.
Chaque village possède sa znakharka, vieille femme versée dans l'art des simples. Certaines sont de vieilles paysannes ayant conservé leur exploitation, d'autres ne vivent que de leurs "honoraires" et voyagent de village en village. On la distingue du koudesnik (sorcier) qui soigne à l'aide de formules magiques incompréhensibles. On rencontre aussi souvent le kostoprav, rebouteux habile en traumatologie. Ils sont les descendants directs des koldouns et volkhvs, magiciens et sorciers païens qui animaient la religion des Slaves avant le christianisme.
Les znakharkas sont si bien implantées que le personnel médical moderne aura bien du mal à s'imposer. Il faudra attendre les sévères répressions staliniennes des années 1930 dans les campagnes pour voir quasiment disparaître les empiriques en Russie occidentale.
b- les médecins
Quand commence le XIXe siècle, on ne compte guère que 1500 médecins pour tout l'empire ce qui ne représente qu'un médecin pour 24.000 russes. En fait, presque tous les médecins civils sont des citadins qui n'ont qu'une clientèle d'aristocrates ou de riches marchands. La quasi-totalité de la population vit donc sans assistance médicale.
La situation évolue cependant au cours du siècle, la Russie se dote d'universités de qualité et produit de plus en plus de praticiens. Vers 1917, 1500 nouveaux médecins obtiennent leurs diplômes chaque année. Surtout, à partir des années 1870, l'activité médicale des zemstvos va enfin pouvoir apporter une première aide médicale aux campagnes.
Mais les disparités sont toujours très vives : en 1912, 72 % des médecins pratiquent en ville où l'on compte un médecin pour 1450 habitants. Mais dans les campagnes, ils ne sont qu'un pour 21.600 habitants ! La disparité est aussi géographique, comme toujours en Russie. Le gouvernement d'Arkhangelsk est particulièrement mal loti : en 1899 il n'y avait que 14 médecins pour 373.000 habitants répartis sur 932.500 km² soit un médecin pour 26.500 personnes et pour 66.600 km2; (c'est plus que la Franche-Comté et la Suisse réunies).
Il n'est pas nécessaire de passer une thèse universitaire pour pratiquer la médecine. Le doctorat n'intéresse en fait qu'une minorité d'étudiants qui désirent poursuivre une carrière universitaire. Après 10 partiels semestriels parsemant 5 ans d'étude et un examen final, l'étudiant est promu médecin "avec tous les droits et tous les privilèges qui sont attachés à ce titre". Le terme russe de l'époque pour médecin est lékar, c'est l'équivalent exact du docteur en médecine générale français ou du M.D. (Doctor of Medicine) américain.
S'il décide d'arrêter là ses études, le jeune lékar voit devant lui s'ouvrir plusieurs voies. Il peut, après concours entrer dans une administration, un zemstvo ou une usine. Mais ces postes salariés aux revenus assurés sont rares et les candidats s'y bousculent. La majorité de la promotion devra tenter sa chance dans l'exercice hasardeux d'une pratique libérale. Les médecins de l'époque racontent les angoisses du jeune praticien qui se retrouve livré à son ignorance après des études presque exclusivement théoriques, puis minés par une activité incessante et des revenus misérables.
L'exercice libéral de la médecine réunit presque tous les médecins russes qu'ils soient salariés ou non. Dans une société pauvre et sans assistance sociale, le prix d'une consultation médicale est souvent inaccessible (trois semaines de travail d'un ouvrier) sans parler des médicaments. Le médecin doit par statut offrir son travail gratuitement aux indigents ce qui sert souvent d'excuse à des familles aisées pour ne pas rétribuer le médecin. On peut estimer que la moitié du temps de travail du médecin est ainsi dépensée sans aucun retour d'honoraire. La structure même de la société est en cause. La création avec les zemstvos d'une aide médicale gratuite par des médecins salariés sera la meilleure réponse aux besoins d'une population pauvre très peu médicalisée.
Tous les praticiens se plaignent des rapports financiers désagréables avec les familles. Traditionnellement, à l'issu d'une visite où aucune question d'argent n'a été soulevée, c'est un membre de la famille sur le perron de la demeure qui glisse les honoraires dans la main du médecin. Ce dernier doit "accepter l'argent en cachette et avec confusion, comme s'il touchait quelque pot-de-vin honteux et illégal". Bien souvent aussi les honoraires non payés s'accumulent mais malheur au médecin qui réclame son dû ; payé ou non, il perd immédiatement la confiance de la famille qui s'empresse de lui faire une réputation de cupidité.
Les médecins les plus chanceux parviennent à rentrer dans une administration. Il devient serviteur de l'état, donc considéré comme noble et hiérarchisée selon une table des rangs, le tchine. Le tableau comprend quatre séries parallèles pour l'armée, la marine, la cour et l'administration civile. Chaque série comprend 14 échelons qui se correspondent d'une série à l'autre. Jusqu'à la révolution, toute la société vit sous l'obsession du tchine. Les paysans, les ouvriers, les marchands et les professions libérales qui n'appartiennent pas au service ne peuvent prétendre à la noblesse.
L'étudiant qui entre en première année de médecine fait ses premiers pas dans le système en commençant au 14e rang, équivalent du minable "registrateur de collège" cher à Gogol. Quand il entre dans une administration, le médecin accède au 9e rang de "conseiller titulaire" (capitaine dans l'armée. S'il obtient le doctorat, le médecin est alors au 8e rang ("assesseur de collège", équivalent à commandant). La lente ascension peut alors commencer qui engloutira toute l'ambition d'une carrière. En général on s'élève d'un rang tous les 4 ans de loyaux services. Les impatients peuvent gagner plus vite leurs galons en allant servir en Sibérie : deux jours passés là-bas compteront pour trois dans leur carrière (et peut-être plus dans leur vie !). Le médecin peut ainsi s'élever jusqu'au troisième rang envié de "conseiller secret".
Un grand mouvement humaniste de "marche vers le peuple" apparaît dans les années 1860. Un souffle de libéralisme souffle alors sur la Russie. Les universités se gorgent d'étudiants qui choisissent souvent la médecine comme le meilleur moyen d'aider la population.
Vers la fin du XIXe siècle, les médecins se regroupent et prennent conscience de leur pouvoir. Au sein de sociétés médicales ils vont parvenir à devenir un partenaire incontournable de la vie médicale.
Mais les médecins paient un lourd tribu à leur profession. Aux avant-postes contre les épidémies qui déciment la Russie, ils sont très exposés. Les maladies infectieuses représentent 37% des causes de mortalité des médecins de zemstvos. Le découragement aussi les gagne. Alors que le taux moyen de suicide est très bas en Russie (0,03 ‰ par an) il atteint 2 ‰ chez les médecins de 25 à 35 ans (67 fois plus).
Le médecin russe de la fin du XIXe siècle est le représentant typique de "l'intelligentsia", une classe sociale et culturelle en train de se former. Cultivé, dépositaire d'une pensée moderne et progressiste, il est fortement lié au milieu de la moyenne bourgeoisie qui se développe dans la Russie de cette époque comme dans la France du XVIIIe siècle. Cette position moyenne détermine les rapports que les médecins entretiennent avec la haute société qui les méprise et les paysans qui en ont peur.
Pour l'aristocratie, le médecin n'est qu'un technicien qu'on appelle en cas de besoin mais à qui on ne permet aucune intimité. Souvent traités comme des laquais, ils sont même assimilés à la domesticité habituelle quand une famille s'attache un médecin de famille.
Chez les paysans, l'image du médecin est tout autre. C'est d'abord un "monsieur" de la ville, à la tête truffée d'idées bizarres, un occidentaliste qui vient diffuser des nouveautés dangereuses. Avant les zemstvos, l'apparition d'un médecin dans un village est forcément lié à un événement désagréable entraînant procédure longue et frais obligatoires : inspection, médecine légale, épidémie, etc. Rappelons que les émeutes pendant les épidémies de choléra s'en prenaient fréquemment aux médecins, accusés de collusion avec l'étranger ou le gouvernement pour empoisonner le peuple.
Quand les premiers médecins de zemstvo s'installent dans les campagnes, ils n'inspirent d'abord que crainte et suspicion. La bataille des cœurs sera gagnée par le dévouement des médecins, la gratuité des soins mais surtout par les résultats concrets. Les moyens de lutte efficaces contre la variole (vaccination) ou la diphtérie (sérothérapie) les rendront populaires et indispensables. Bien vite, le succès sera tel que les maigres moyens de soins ne suffiront plus à satisfaire la demande.
c- les autres professions de santé
Le feldsher est une particularité russe, profession intermédiaire entre infirmier et médecin, il rappelle un peu les officiers de santé français d'avant 1882 mais sans en avoir le niveau ni les compétences.
Quand s'ouvrent avec les zemstvos la volonté d'apporter une aide médicale à la population des campagnes, le recrutement des médecins pose certains problèmes. Peu nombreux, ils sont surtout chers pour les collectivités. On décide alors d'employer en grand nombre les feldshers comme un pis-aller bon marché. Le système se développe vite, en 1890 les zemstvos emploient 8000 feldshers pour 1800 médecins.
Pour entrer à l'école, le candidat doit savoir lire et écrire mais la plupart n'en connaissent que les rudiments. Les deux premières années d'étude sont d'ailleurs surtout consacrées à la culture générale. Les deux années suivantes sont axées sur une approche pratique de la médecine mais les connaissances mal assimilées restent médiocres
Leur statut est mal défini. Doit-il être un ersatz de médecin, gérant seul la plupart des cas médicaux ou doit-il se contenter d'un rôle d'infirmier. En fait la question se pose peu au début, la tâche est immense et le travail maximum de tous est bienvenu. Le feldsher possède alors une large autonomie même s'il travaille officiellement sous le contrôle d'un médecin. Seul au village, il consulte, traite et ne fait appel au médecin que quand il se sent dépassé. D'origine populaire, il vit au contact direct de la population qui l'accepte à ce titre souvent mieux que le médecin. Puis la structure médicale du zemstvo va se modifier. Le feldsher travaille alors sous la surveillance directe du médecin. Il garde parfois une activité de consultation mais perd peu à peu ses responsabilités.
Les feldshers pratiquent tous un travail épuisant, sans vacances, mal payé et hasardeux. Le niveau de vie est bas, souvent pire que celui des paysans ou des ouvriers.
Les médecins ne décolèrent pas contre les feldshers ; "personnel médical ignare", incompétents, dangereux, ils sont accusés de tous les maux. On leur reproche surtout par leur pratique empirique, sans connaissances suffisantes, de dégoûter le paysan de la médecine scientifique. Le problème est en fait : combien faudra-t-il de temps pour employer assez de médecins pour pouvoir se passer des feldshers ? Mais la Russie n'a pas encore les moyens éducatifs et financiers de remplacer les postes de feldshers par des médecins diplômés. Au cours du XXe siècle, les feldshers seront progressivement assimilés à des infirmiers mais la profession perdure en URSS et jusqu'à aujourd'hui
La guerre de Crimée (1853-1856) voit l'organisation par Florence Nightingale de corps d'infirmières au sein de l'armée anglaise. On connaît moins l'œuvre exactement similaire des premiers corps d'infirmières russes. Preuve qu'une bonne idée peut germer sans concertation dans deux camps opposés. Dirigées par le grand chirurgien Nicolas Pirogov, les premières infirmières russes (les " Sœurs de la Communauté de la Croix") se distinguent d'emblée par leur courage et leur dévouement.
Leur succès en Crimée encourage beaucoup de femmes russes à se lancer dans les carrières médicales. La Croix-Rouge russe ouvre des écoles dans les villes et les zemstvos auprès de leurs hôpitaux ruraux. Leur travail est très vite apprécié par les patients pour leurs compétences et leur gentillesse.
Sans activité de consultation ni de diagnostic, elles sont placées sous l'autorité directe d'un médecin qui les accepte mieux que les feldshers.
d- les femmes médecins
L'ère de réformes des années 1860 voit de nombreuses jeunes femmes enthousiastes se passionner pour l'aide sanitaire aux populations. Beaucoup se tournent vers les études de feldshers ou d'infirmières assouvissant ainsi leur besoin de compassion et d'action.
Mais certaines ne se contentent pas de cette éducation médicale au rabais. Elles veulent un vrai diplôme de médecin et commencent à frapper aux portes des universités ; plusieurs étudiantes sont admises à suivre des cours en 1861. Mais en 1864, mesurant la motivation des étudiantes, le gouvernement recule et leur refuse de continuer. Il n'est pas encore imaginable de reconnaître des femmes-médecins ou pire, de les employer. Maria Kniajnina en 1864 puis Nadejda Souslova en 1865 décident alors de s'expatrier pour continuer leurs études à Zurich, réputée faculté la plus libérale d'Europe.
Rappelons brièvement leurs rares aînées. Elisabeth Blackwell fut la première femme diplômée de médecine en 1849 aux Etats-Unis. Mais l'école ferme après elle son accès aux femmes. D'autres écoles ouvrent des cours pour les femmes mais ils sont souvent amputés des matières "sensibles" (anatomie, urologie, etc.). Toutes ces écoles ne sont pas des universités : leur formation en huit mois (!), adaptée à la situation rustique des Etats-Unis de l'époque, ne peut se comparer aux études médicales des facultés européennes
Les deux étudiantes russes sont les premières femmes admises à assister aux cours de l'université de Zurich. Kniajnina abandonne ses études en 1867, mais Nadejda Souslova (1843-1913), malgré l'opposition de certains membres du jury, soutient courageusement sa thèse sur le système lymphatique le 14 décembre 1867. Elle devient ainsi la première femme à obtenir le titre de docteur en médecine dans une université européenne. Malgré son diplôme, Souslova rencontre beaucoup de tracasseries administratives avant de pouvoir exercer. Elle travaille beaucoup en Crimée où elle s'occupe surtout d'obstétrique et de gynécologie et écrit quelques nouvelles.
Citons également Maria Bokova (1839-1928) qui devient à Zurich en 1871 la quatrième femme à recevoir le titre doctoral. Et Varvara Kachevarova (1844-1899), première femme à obtenir son diplôme et son doctorat en Russie en 1876, et la seule pendant longtemps à être lauréate de l'Académie Médico-Chirurgicale. Le gouvernement d'Orenbourg qui la soutint d'abord ne voulut pas l'employer une fois ses diplômes reçus.
Ces exemples fameux, la pression féministe et l'ère des réformes sous Alexandre II permettent l'ouverture en 1872 à Petersbourg d'un "Institut supérieur de médecine pour femmes", premier du genre en Europe. Au bout de quatre ans, les lauréates sont nommées de "sages-femmes savantes", mais ce titre de médecin tronqué ne satisfait ni les étudiantes ni leurs professeurs. En 1876 et 1877 pendant la guerre russo-turque, la moitié des étudiantes de l'institut partent travailler dans les hôpitaux militaires. Leur excellent travail leur octroie le droit de porter sur la poitrine les lettres ("GV") c'est à dire ("femme-médecin") et d'exercer librement la médecine sur le territoire russe. Malgré leurs qualités et ce joli titre, les difficultés professionnelles ne font que commencer pour ces pionnières. Les fonctionnaires conservateurs n'apprécient guère ces praticiens d'un nouveau genre. Nombre d'entre elles sont refusées ou licenciées.
En 1882 l'institut est fermé par ordre du gouvernement très réactionnaire d'Alexandre III. La décision fait scandale dans les milieux progressistes.
Les étudiantes russes reprennent alors le chemin de l'exil. A Zurich toujours, mais aussi à Paris, deuxième faculté de médecine à s'ouvrir aux femmes. Les russes sont de loin les étudiantes étrangères les plus nombreuses à la faculté de médecine de Paris : elles y sont 83 sur 101 en 1886. Mademoiselle Wilbouschewitcha fut la deuxième femme (après l'américaine Augusta Klumpfe) à réussir le concours d'internat en 1889.
Il faudra attendre 1897 pour voir rouvert "l'Institut de médecine pour femmes". En 1905 les femmes obtiennent le droit de fréquenter librement les universités mais cela dure peu ; en 1910 une nouvelle période de réaction leur referme les portes des facultés.
Le nombre des femmes-médecins à la fin du XIXe siècle ne cesse de croître. En 1888, sur environ 15.000 médecins que compte la Russie, 750 sont des femmes (5%). Mais la société russe n'a pas encore accepté l'activité libérale des femmes-praticiens. Il ne viendrait à l'idée d'aucun notable d'appeler un médecin féminin à son chevet.
C'est dans les zemstvos qu'elles trouveront leur meilleur terrain d'exercice. En 1897 dans la région de Moscou, elles sont une vingtaine sur 78 médecins (25%). Notons que les femmes sont moins bien payées que leurs confrères.
Après la révolution, la profession médicale se féminisera de plus en plus
sous les Soviets.
5- la médecine de zemstvo
a- présentation
L'émancipation des serfs est proclamée le 19 février 1861 par Alexandre II, le "tsar libérateur". Dans le but de mieux administrer cette nouvelle population libre (environ 46 millions de paysans), le gouvernement central décide d'accorder une large autonomie de gestion aux deux tiers des provinces de la Russie d'Europe. Il s'agit de décharger l'état d'un travail administratif considérable mais aussi de tenter une expérience de décentralisation et même de démocratisation limitée.
Nous allons voir quelle incidence extraordinaire cette mesure aura sur la santé du peuple, sans que le pouvoir l'ait voulu ou même souhaité. La triste période réactionnaire de la fin du XIXe siècle reviendra sur plusieurs points libéraux importants ; mais l'essentiel est acquis, l'assistance médicale gratuite de la population ne pourra être remise en question. La Russie passe d'une situation sanitaire désastreuse au début du XIXe siècle à une des meilleures couvertures médicales d'Europe, anticipant les organisations sociales d'après-guerre.
La réforme décentralise la gestion de nombreux secteurs au zemstvo, assemblée régionale élue. Les zemstvos sont instaurés dans 34 des 50 provinces de la Russie d'Europe. En sont exclues les provinces des frontières de l'empire qui, moins sûres et moins russes, continuent d'être directement administrées par un gouverneur à la liberté d'action d'autant plus étendue qu'il est loin de Saint-Pétersbourg.
b- les débuts
Un grand nombre de questions d'intérêt local entre dans les attributions du zemstvo dont, de façon très générale et vague, la santé.
Les 34 provinces possèdent en 1865, 351 établissements de soins qui sont cédés aux zemstvos. Tous les témoignages s'accordent pour dénoncer le délabrement des bâtiments. La première tâche sera donc de restaurer voire de reconstruire les hôpitaux et d'engager des médecins pour y travailler.
Plusieurs problèmes surgissent. Qui paie les soins ? Qui soigne ? Quelle structure de santé adopter ?
L'hôpital est non seulement inefficace, mais il est aussi payant et cher. La première victoire importante du zemstvo va consister à imposer la gratuité des soins. Il est décidé un peu partout de réserver une part de la fiscalité des foyers à l'entretien des établissements.
Ces hôpitaux, trop rares, sont souvent très éloignés des lieux de vie de la population. Il est donc décidé d'aller soigner les malades où ils sont. On engage en grand nombre du personnel médical à bas prix, les feldshers qui s'occupent seuls de régions entières. Si certains s'en sortent bien d'autres, plus nombreux, accumulent les erreurs.
Un autre débat de fond recherche la définition même de la médecine de zemstvo. Doit-elle être curative ou préventive ? Les médecins aimeraient apporter une solution globale mais les données sont trop peu précises pour évaluer les besoins réels de la population. Les volontés médicales cèdent souvent sous les arguments économiques des administrateurs.
En bref, la question d'importance qui agite les zemstvos de 1870 à 1890 est : comment offrir à toute la population une aide médicale qui soit la meilleure possible pour un financement raisonnable ?
Dès le début, la plupart des médecins souhaitent travailler dans de petits hôpitaux dispersés sur tout le territoire où ils recevraient les malades. Ce système dit "stationnaire" s'il est le meilleur est aussi beaucoup trop coûteux pour les premiers administrateurs. On lui préfère le système dit "ambulant", où le médecin parcourt la campagne de village en village, soignant les malades près de leur domicile. Les feldshers restant sur place amènent aux médecins les patients posant problème. Son coût est faible et les patients ne sont pas obligés de se déplacer. Son seul avantage médical est l'éducation hygiénique et sanitaire que le médecin peut diffuser in situ et qu'il rappelle à chacun de ses passages. Mais en pratique les médecins passent leur temps en voyages éreintants à la recherche de malades tandis que les feldshers dépassés battent eux aussi la campagne pour retrouver le médecin.
c- le zemstvo de Moscou
La province de Moscou est une des plus petites de Russie, mais la proximité de la vieille capitale la dote d'une situation privilégiée. Comprenons bien que le zemstvo de Moscou ne s'occupe que des 50.000 km² de campagne entourant la ville ; Moscou même possède sa propre administration. Mais la ville paie des taxes pour son zemstvo ce qui lui procure des fonds importants. Ce capital financier qui appartient au zemstvo, les dirigeants refusent d'abord de le dilapider pour de l'aide médicale.
En 1873, s'inspirant des travaux du zemstvo de Kazan , une commission sanitaire est créée pour mener des études statistiques dans la région de Moscou. Leur conclusion est qu'il faut réorganiser le fonctionnement médical du zemstvo, réunir prévention et médecine curative dans un même programme. La commission recommande aussi l'instauration du système stationnaire, seul capable de proposer une médecine de qualité et un recueil efficace des informations statistiques.
Le tour de force des médecins sera de convaincre en 1877 les responsables du zemstvo de Moscou d'utiliser les capitaux dormants au financement du programme sanitaire.
figure
11 : évolution de la couverture sanitaire dans le zemstvo de Moscou de
1868 à 1896
(chaque disque blanc est une région de 16
kilomètres de rayon centré par un hôpital)
L'objectif est qu'un hôpital rural de 5 à 10 lits dispense ses soins sur une petite région de façon à ce que le paysan n'ait jamais plus d'une quinzaine de kilomètres à parcourir. Le médecin, assisté d'un ou deux feldshers et d'une sage-femme reste en permanence à l'hôpital où il reçoit les patients en consultation et s'occupe des quelques hospitalisés. Il peut être amené à quitter l'hôpital pour une urgence mais il envoie le plus souvent un feldsher en visite (figure 11).
Les innovations du zemstvo de Moscou vont rapidement s'étendre aux autres provinces.
d- évolution
L'énergie déployée est impressionnante. Les 351 hôpitaux en ruine de 1865 font place en 1890 à 1422 centres médicaux dont 1068 hôpitaux comprenant 26.571 lits. Les zemstvos emploient en 1890, 1805 médecins (contre 756 en 1870), 8046 feldshers et 2454 sages-femmes. Surtout, grâce à la gratuité des soins, les paysans ont oublié leurs répugnances. En 1879, 78% des consultants sont des agriculteurs illettrés. L'activité externe dans la région de Moscou passe de 65.000 consultations en 1878 à 1,3 millions en 1897 (20 fois plus, voir figure 12).
Plus encore que la médecine curative, c'est la prévention et l'hygiène qui passionnent les médecins-dirigeants du zemstvo. Il est vrai que la situation est mauvaise. Manque d'éducation, incurie de l'administration, négligences, tout concourt à laisser les campagnes vivre dans des conditions sordides.
figure 12 : évolution des nombres de malades et de consultations au zemstvo de Moscou de 1879 à 1897
L'époque découvre la dimension sociologique de la médecine. Certaines banalités d'aujourd'hui sont alors des découvertes. Naoumov dénonce "les conditions de vie [qui] ont une terrible influence sur le taux de mortalité." Erismann brise les clichés sur les facteurs climatiques qui seraient la cause de la mortalité infantile, "pauvreté et manque d'éducation, voilà les principaux responsables", et l'illustre chirurgien Pirogov de s'exclamer "les zemstvos doivent combattre l'ignorance des masses". C'est le pouvoir tsariste qui est implicitement visé par ces dénonciations et plusieurs médecins, célèbres ou non, entrent en conflit avec le gouvernement.
Notons que les soins donnés gratuitement sont en fait subventionnés par la population sous forme d'impôt foncier. Toutes les catégories sont concernées puisque depuis la libération des serfs, ils sont pour la plupart devenus des petits propriétaires sujets à l'impôt.
e- les médecins au zemstvo
Quand un hôpital se crée et qu'un poste de médecin est à pourvoir, les candidats sont sélectionnés par les zemstvos eux-mêmes. La concurrence est parfois vive, on a vu jusqu'à cent demandes pour un poste. Une fois admis, le médecin est assuré d'une paie correcte sinon confortable et d'un logement de fonction.
Le travail peut commencer. Il ne manque pas ; les zemstvos emploient 15% de la profession médicale pour soigner 45% de la population russe. Le médecin est en général seul dans un hôpital avec pour l'aider un ou deux feldshers et une sage-femme. En permanence de garde, il doit répondre jour et nuit à toutes les sollicitations. Si les hospitalisés sont peu nombreux, les patients se succèdent à toute allure ; les journées de cent consultations ne sont pas rares. Le travail harassant, la solitude personnelle et professionnelle dans un village reculé et arriéré est souvent difficile à vivre pour ces jeunes diplômés. Boulgakov dans ses Récits d'un jeune médecin raconte avec génie son expérience. Les angoisses, les succès, les échecs, le difficile apprentissage d'un métier mais d'abord le dévouement.
Malgré ces difficultés, la médecine rurale du zemstvo est la pratique médicale qui séduit le plus les médecins de l'époque. Les jeunes lékars enthousiastes qui se pressent aux portes des zemstvos sont bien sûr attirés par la sécurité financière mais la plupart croient réellement en leur mission auprès du peuple. Toute la jeunesse de l'époque lit avec ferveur les appels humanistes et volontaristes de Tolstoï. Le zemstvo devient un lieu de débats d'idées intenses voire de liberté. Par leurs associations professionnelles, les congrès et les revues médicales, les médecins expriment leurs expériences et leurs espoirs en une société meilleure.
Les médecins sont devenus au zemstvo des interlocuteurs respectés de la politique sanitaire. Toutes les réformes médicales sont dues à leurs travaux statistiques et à leur participation de plus en plus importantes dans les organisations officielles. De façon rare en Russie comme ailleurs, la profession a su imposer son projet de médecine de masse au pouvoir, au moins régional.
f- les provinces qui n'ont pas de zemstvo
Elles restent sous la juridiction directe du gouverneur et de la bureaucratie. Certains progrès sont réalisés mais sans comparaison avec le travail des zemstvos. A population égale, les habitants des autres provinces sollicitent les médecins deux fois moins que dans les zemstvos, les hospitalisés y sont trois fois moins nombreux.
L'extension tant attendue du système de zemstvo à toutes les provinces de la Russie d'Europe fut pressentie vers 1900 mais finalement jamais accordée.
g- avenir et transformations
L'organisation a rapidement un succès considérable qui effraye le pouvoir central. Les zemstvos se révèlent vite un creuset pour les idées libérales. La timide démocratisation encourage les critiques sur l'autocratisme.
Après l'assassinat d'Alexandre II, son fils cherche à freiner les réformes. En 1890 les compétences des zemstvos se réduisent considérablement en sous surveillance étroite des gouverneurs.
A la veille de la Première Guerre Mondiale, l'institution s'essouffle. Les conflits avec le pouvoir ont rendu suspects les dirigeants des zemstvos. De nombreuses voix s'élèvent pour réclamer une réforme des zemstvos. Mais il y aurait tant de choses à changer dans la Russie d'alors. Les réformes s'enlisent, la révolution et la guerre civile enterrent le zemstvo. Mais c'est sur ses travaux que va se bâtir toute la santé publique de l'URSS.
6- Les Villes
Avant 1860, les médiocres services publics urbains sont bien supérieurs à ceux offerts aux campagnes où l'offre sanitaire est à peu près nulle. La situation s'inverse après le développement de la médecine des zemstvos en zone rurale.
En 1870, sur le modèle de certaines innovations des zemstvos, il est accordé aux villes une certaine autonomie de gestion. Kiev, puis Moscou (1884) et Petersbourg (1886) créent leur première commission sanitaire permanente. Différents services sanitaires s'occupent des hôpitaux, des œuvres de bienfaisance, des vaccinations, du contrôle de l'eau, etc. Ces commissions seront comme les zemstvos contrôlés par le gouverneur de province après une loi de 1894.
Les deux capitales, Moscou et Saint-Pétersbourg, bénéficient de la proximité du pouvoir. Elles possèdent souvent des infrastructures de grandes qualités. Moscou surtout, dont le grand hôpital compte parmi les meilleurs établissements d'Europe. La vieille capitale peut aussi se targuer d'un système d'égouts performant qui améliore considérablement sa salubrité. En 1909, 15% du budget municipal est alloué à la médecine. Petersbourg et ses célèbres miasmes délétères reste une ville sale, malodorante et malsaine. Dans les deux villes, de nombreux organismes d'aide sanitaire et de charité offrent à la population, même pauvre, un accès réel aux soins.
7- les hôpitaux
Les hôpitaux sont d'abord de véritables mouroirs où il ne fait pas bon entrer. En 1802, un témoin raconte que la moitié des malades meurent en chemin pour l'hôpital de Moscou. Une fois arrivés, la moitié des hospitalisés y succombent ! La situation s'améliore lentement au cours des premières années du XIXe siècle.
a- les hôpitaux des grandes villes
Lors du XIIe congrès international de médecine qui se tient à Moscou en 1897, le grand hôpital de Moscou est la vitrine de toute la médecine russe. Moderne, flambant neuf (inauguré en 1895), certains congressistes étrangers n'hésitent pas d'en faire le meilleur hôpital du monde.
L'équipement des chambres est moderne : chauffage central par canalisation d'eau chaude, ventilation de l'air, lumières électriques, système d'irrigation et d'égouts. Une grande attention est portée à l'enseignement avec des laboratoires de qualité et des amphithéâtres spacieux.
Certains patients privés payent leur hospitalisation mais les professeurs admettent aussi des patients gratuitement. En fait, les frais d'hospitalisation sont supportés par les salariés eux-mêmes. En Russie, un passeport est nécessaire pour se déplacer, ne serait-ce que d'une ville à l'autre. A l'achat de ce passeport, renouvelable tous les ans, une taxe est prélevée pour financer les hospitalisations.
Vers 1900, Moscou possède 30 autres hôpitaux rassemblant environ 7000 lits pour 2,5 millions d'habitants.
Les chefs de service sont responsables du traitement et de l'entretien des malades, de l'état d'hygiène des services et de leur équipement médical. Ils sont aidés par des médecins-assistants qui ont en charge une cinquantaine de malades. Les infirmiers sont aussi surchargés et s'occupent chacun d'environ 40 hospitalisés. Beaucoup de personnel n'a pas de qualification. Une étude de 1905 montre parmi eux un taux d'analphabétisation de 60%.
b- les hôpitaux ruraux des zemstvos
Les premières années sont consacrées à la restauration d'établissements menaçant ruine. Les témoignages dénoncent la saleté et les odeurs fétides, "dans les lieux d'aisance, les planchers et les murs étaient imprégnés de saleté. A une place, l'urine suintait à travers un poêle et s'écoulait de l'étage supérieur vers l'étage inférieur". Les locaux sont bien souvent surchargés et les malheureux malades doivent souvent coucher à deux dans un lit ou même par terre.
En 1897, dans la région de Moscou, on trouve en moyenne un hôpital de 17 lits pour 20.000 personnes. La durée moyenne d'hospitalisation est de 13,6 jours par patient.
Le médecin-chef est le directeur qui dirige tant la partie médicale qu'administrative et économique de l'établissement. Il est parfois aidé d'un médecin assistant. Entre deux et quatre infirmiers dont au moins une sage-femme s'occupent des malades. Ils sont assistés de gardes-malades sans qualifications aidant aux soins et aux transports.
c- les hôpitaux psychiatriques
Vers 1850, il existe 50 hôpitaux psychiatriques en Russie. Mais la psychiatrie est déjà le parent pauvre de la médecine. On y trouve des conditions de vie encore pire que dans les hôpitaux généraux : "Les salles des aliénés étaient des cages ayant 2 mètres de long pour 1,80 mètres de large où l'on enfermait 2 et même 3 malades" (hôpital de Novgorod). Le nombre de psychiatres est ridiculement faible. De nombreux témoignages rapportent la brutalité et la cruauté avec laquelle les gardiens traitent les malades, Tchekhov s'en fait l'écho dans sa célèbre nouvelle La Salle n°6.
De 1865 à 1875, les zemstvos prennent possession des hôpitaux provinciaux dont les sections psychiatriques totalisent 1167 lits. C'est bien peu au vu de l'énorme demande. L'effort des zemstvos pour la psychiatrie est très important. En 1893, 34 établissements psychiatriques comptent 9000 lits soit 7,7 fois plus en 20 ans. Les zemstvos engagent aussi les médecins psychiatres qui faisaient cruellement défaut jusque là. En 1897, ils sont presque trois par établissement.
Les techniques "non restrictives" de Pinel et Esquirol séduisent les psychiatres russes surtout après les essais de Korsakoff à Moscou : il enlève les barreaux, ouvre les fenêtres, emploie des intendantes féminines dans les quartiers masculins. La plupart des autres établissements relaient ces initiatives ; Tver inaugure le premier hôpital psychiatrique à sortie libre.
Les traitements sont encore peu standardisés, on utilise surtout
l'hydrothérapie.
8- l'université, les études et les carrières hospitalo-universitaires
Contrairement à d'autres pays occidentaux, la Russie ne possède aucune ancienne et vénérable université. La première en Russie voit le jour à Moscou en 1755, elle comprend une section médicale. La faculté de médecine proprement dite est créée en 1764.
L'histoire des universités russes est très liée au climat politique. Sensibles aux idées libérales et occidentalistes, les étudiants et leurs professeurs sont toujours très suspects aux yeux des gouvernements policiers et réactionnaires. Alternativement, les vagues de libéralisation succèdent aux "reprises en main" musclées.
Au début de notre siècle, la Russie possède huit facultés de médecine plus l'Académie Médico-Chirurgicale de Petersbourg. C'est la faculté de médecine la plus prestigieuse de l'empire. Ecole militaire, elle symbolise le "fer de lance" de la recherche médicale russe. Afin de réunir les meilleurs étudiants possibles, la plupart des élèves sont boursiers et recrutés sur concours.
Pour entrer à l'université, il faut avoir passé les huit années d'études classiques et avoir reçu "l'attestât de maturité", équivalent du baccalauréat.
Il existe un numerus clausus à l'entrée à l'Académie Médico-Chirurgicale mais les autres facultés ne limitent pas le nombre des étudiants. Les origines religieuses des étudiants sont cependant contrôlées : si chrétiens et musulmans (depuis 1850) ont libre accès aux facultés, il n'en va pas de même pour les Juifs. Ils sont totalement interdits à l'Académie Médico-Chirurgicale (organisme militaire) et seul un quota de 2 à 3% est accepté dans les autres facultés. Remarquons que, riches ou pauvres, des russes de toutes les classes sociales sont admis à l'université. Même des esclaves lettrés peuvent avant 1861 être inscrits par leurs propriétaires.
Le cursus est séparé en période préparatoire (2 ans d'enseignement théorique classique : anatomie, physiologie, etc.) puis période clinique (3 ans). Le programme est ambitieux mais vague. Il reste très comparable à celui des autres universités européennes. Les observateurs regrettent des cours trop riches et indigestes.
En troisième et quatrième année, les étudiants commencent à suivre un enseignement pratique dans les hôpitaux cliniques sous la surveillance des médecins hospitaliers. Ils apprennent à examiner un malade, en particulier l'auscultation et la percussion. Leur responsabilité est quasi-nulle, les étudiants ne voient jamais le malade seul et sont très surveillés. Ils continuent à suivre un enseignement théorique axé sur la clinique.
En cinquième année les étudiants hospitaliers deviennent des "curateurs". Ils peuvent examiner seul les malades, doivent rédiger les observations et dessiner les courbes journalières très complètes, reportant le pouls, la température, la respiration, le poids, l'évolution des urines, des crachats, des fèces. Ils ne prennent cependant aucune initiative médicale. Ce sont approximativement nos externes (pardon, "étudiants hospitaliers"). Les cours théoriques reprennent et complètent les spécialités.
Les hôpitaux cliniques reliés aux facultés sont gratuits mais pauvres en malades. Souvent fermés (pendant les vacances), ils ont mauvaise réputation car les Russes détestent être examinés par des étudiants. Si le patient refuse l'examen, il doit quitter la clinique.
A chaque fin de semestre, des examens sanctionnent les matières enseignées. Au bout des cinq années d'étude, un "examen d'état" marque l'aboutissement du cursus. L'étudiant passe alors une longue épreuve orale devant un jury de six membres.
Le doctorat représente un niveau d'étude supérieur à celui de simple praticien. Après avoir brillamment terminé ses études et être admis à un concours, le postulant part travailler pendant trois ans à "l'Institut de Perfectionnement". Là, tout en ayant une activité hospitalière, il pourra se consacrer à la rédaction d'une thèse sur un thème original. Le doctorat attire moins de 10 % des médecins, ceux intéressés par les carrières hospitalières ou universitaires. Toutes précautions gardées, on pourrait le comparer à notre concours d'internat.
Après avoir passé leur thèse, les nouveaux docteurs peuvent ensuite passer un autre concours pour obtenir une bourse d'étude à l'étranger. Ils peuvent aller étudier dans le laboratoire européen de leur choix. La plupart vont en Allemagne ; il existe à Berlin un "Institut russe pour les consultations médicales" qui offre gratuitement des cours pour le perfectionnement des médecins russes. D'autres étudiants russes vont également en Suisse (à Zurich) et en France (à Paris). Le médecin est considéré comme spécialiste de la discipline qu'il étudie.
A son retour, le praticien doit encore passer un concours pour atteindre le rang de privat-docent. Il fait alors fonction de chef de clinique, d'assistant ou de chef de laboratoire. C'est dans les rangs des privat-docents que sont choisis les professeurs. Quand un professeur part en retraite, démissionne ou meurt, la place vacante est pourvue par ses collaborateurs et toute la hiérarchie monte d'un cran. C'est cependant le ministre qui nomme le nouveau professeur. Même s'il le choisit habituellement dans l'équipe de l'ex-professeur, le pouvoir politique se garde ainsi un droit de regard sur les dirigeants des universités. Un candidat trop peu discipliné sera vite écarté.
9- l'école russe de médecine : figures célèbres et découvertes
Nicolas Ivanovitch Pirogov (1810-1881) est de loin le médecin russe le plus célèbre dans son pays, et le plus sympathique. Peu connu en France, les anatomistes se rappelleront du "confluent veineux de Pirogov". Chirurgien de talent attaché à l'Académie Médico-Chirurgicale, il publie et fait connaître sa technique d'amputation du pied qui porte son nom. Le 16 janvier 1847 il effectue quelques semaines après Liston une des premières anesthésies à l'éther. Le premier, il utilise cette technique en temps de guerre pendant le siège de Salty au Caucase en août 1847.
Il entrevoit plusieurs fois l'avènement de la chirurgie aseptique ; le premier il sépare sur le champ de bataille les plaies propres des plaies infectées. S'il n'inventa pas l'immobilisation plâtrée (Mathijen, 1852), il en est le premier grand utilisateur en plâtrant d'abondance au siège de Sébastopol. Il contribue à la fondation du prototype de la Croix-Rouge russe en 1867.
Médecin de génie aux facettes multiples, Pirogov marque ses contemporains par ses qualités humaines autant que ses compétences. Sa déontologie qu'il s'appliquait d'abord à lui-même, sa probité en font un exemple que des générations de médecins russes tenteront de suivre.
Suisse, Friedrich Erismann (1842-1915) rencontre à l'université de Zurich Nadejda Souslova, la première femme médecin russe, qui devient son épouse. Le couple s'installe en 1869 à Petersbourg où Erismann pratique l'ophtalmologie. Mais il se passionne rapidement pour la prévention et l'hygiène et prend une part active aux réalisations des zemstvos .
Ses idées et ses travaux amènent inévitablement Erismann à dénoncer les conditions de vie misérables du peuple. "La pauvreté est la plaie la plus répandue du peuple russe. Aussi importante que puissent être les mesures de santé publique, aucune ne sera aussi efficace qu'une amélioration de leur situation économique". Le gouvernement tsariste, directement visé l'expulse en 1896. Il finit ses jours à Zurich où il meurt en 1915.
Le nom du micro-bactériologiste Elie Ilitch Metchnikoff (1845-1916) est plus connu en France. Fils d'un policier pauvre et d'une mère juive, il doit quitter son poste en 1882 à cause de la nouvelle politique antisémite. Il quitte alors la Russie après deux tentatives de suicide. A l'invitation de Pasteur, il s'installe à Paris en 1888 où il retrouve paix et sérénité. Son œuvre dès lors reste liée à l'Institut Pasteur.
Il est surtout connu pour sa découverte de la phagocytose (1884) et ses autres recherches sur l'inflammation (1892) et l'immunité (1901) qui suivent et complètent les travaux de Virchow. Metchnikoff reçoit le prix Nobel en 1908. Il meurt à Paris en 1916.
Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1936) est sans doute le médecin russe le plus célèbre en occident. Il reste le premier russe à avoir reçu un prix Nobel (1904). Né dans une famille de prêtres pauvres, il étudie la médecine à Saint-Pétersbourg puis part suivre l'enseignement de Ludwig à Leipzig.
Son œuvre couvre la recherche de l'époque sur l'innervation cardiaque, les glandes digestives, le cerveau et le système nerveux central. Il est surtout connu pour ses recherches sur la sécrétion gastrique psychique qu'il expérimente sur le chien. C'est pour ce travail qu'il obtient le prix Nobel de médecine en 1904. Elargissant sa découverte, il invente la notion de "réflexe conditionné" auquel son nom est toujours attaché. Il affirme que la psychologie humaine est régie par les mêmes lois que la psychologie animale. "Ses travaux convergent vers l'idée d'unité fondamentale du physiologique et du psychologique. Ils influencèrent considérablement les études de la physiologie nerveuse ainsi que celles de psychologie normale et pathologique".
Se méfiant de la politique, il est soutenu successivement par le régime tsariste puis soviétique. Il entre en conflit avec ce dernier lors de l'expulsion des universités des enfants de prêtres. Se rappelant ses origines et condamnant l'intolérance, il démissionne en 1924 et meurt à Moscou en 1936.
Le nom de Sergueï Sergueïevitch Korsakoff (1854-1900) reste lié à ses travaux sur l'amnésie (psychose amnésique de Korsakoff) et la psychopolynévrite alcoolique. On peut le considérer comme le père de la psychiatrie russe. Modeste et juste, il se soucia constamment d'humaniser le traitement des malades mentaux. Il se fait l'avocat du principe de "non-restriction" et de l'abandon de la camisole.
Vladimir Mikhaïlovitch Bechterev (1857-1927) : Comme Pavlov, il travaille sur le système nerveux autant que sur les comportements psychologiques. On lui doit notamment des travaux sur la localisation corticale des fonctions motrices et sur les voies de transmission dans le cerveau et la moelle épinière. Dans sa Psychologie objective (1913) il tente d'expliquer l'ensemble du comportement humain à partir des réflexes conditionnés. Son travail basé sur l'anatomie neurologique l'oppose à Pavlov qui traite le cerveau de façon plus globale.
Il n'est pas possible de présenter la Russie comme un pays à la tête des découvertes médicales pendant le XIXe siècle. Ces places sont légitimement occupées par la France et l'Allemagne. Mais, par la même justice, nous devons rendre hommage aux savants russes pour leurs travaux acharnés et pour leurs quelques réelles découvertes. La recherche, comme la médecine russe, sort à peine de son enfance sous les tutelles étrangères au début du XIXe siècle. Elle doit s'affirmer avant d'atteindre sa maturité au début du XXe siècle où des chercheurs de grand talent commencent à être entendus dans le grand concert de la recherche internationale. Bien souvent nous rencontrerons des découvertes intéressantes voire capitales qui passent totalement inaperçues, faute de reconnaissance par la communauté scientifique et surtout de diffusion. Les histoires de la médecine occidentale négligent encore bien souvent les innovations russes.
Korotkoff (1874-1910) invente en 1905 la prise de la tension artérielle actuellement utilisée par auscultation de l'artère brachiale associée à un brassard pneumatique. Cette technique permet d'obtenir simplement la tension artérielle diastolique et systolique.
Rosenblum découvre que l'inoculation du paludisme peut traiter la démence paralytique syphilitique, 50 ans avant Wagner Von Jauregg qui reçut pour cette redécouverte le prix Nobel en 1927.
Citons la contribution involontaire du romancier Dostoïevski. En reprenant les descriptions de plusieurs crises comitiales par l'écrivain, les auteurs ont pu décrire "l'aura extatique de Dostoïevski" où le sujet vit, quelques secondes avant sa crise généralisée, un sentiment surréel de plénitude et de joie que certains attribuent à un foyer initial temporal.
Nous rappellerons les travaux essentiels de Karl Von Baer (estonien, 1792-1876) sur l'embryologie des mammifères. Il découvre l'ovocyte intra-ovarien, la chorde dorsale, le développement de l'œuf par différenciation des tissus.
La malaria (ou paludisme) passionne les chercheurs russes, souvent des médecins militaires en poste au Caucase où la maladie abonde. En 1846, un an avant Von Khemsbach, le professeur Chouts de Moscou observe des pigments argentés graniformes dans les organes de cadavres de paludéens. Afanassiev en 1879 est un des premiers à observer l'agent de la malaria, bien avant Laveran. Mais il ne comprit pas la nature du protozoaire. En 1876, trois ans avant Klebs et Tomasi, le médecin militaire Yakoubovitch décrit avec une grande précision l'agent de la malaria qu'il observe dans le sang.
En 1827 Pribil note un lien entre épidémie de typhus et invasion de poux mais son article passe inaperçu. L'héroïsme de certains chercheurs est incroyable, Minkh en 1875 et Motchoutkovski en 1876 s'inoculent du sang de malades infectés pour tenter sans succès de découvrir la bactérie dans le sang. Tous deux suspectent une transmission par un insecte.
Le pédiatre Filatov identifie en 1887 la roséole avant Dukes (1900). Il donne son nom en 1887 à la mononucléose infectieuse. On lui doit également la première description en 1895 du "signe de Koplik" dans la rougeole, trois ans avant Koplik.
Nikolsky (polonais, 1848-1940) étudie le pemphigus et décrit le "signe de Nikolsky", décollement de l'épiderme lors des affections bulleuses.
Blessing (1830-1870) décrit le premier le kyste rétinien en 1855 qu'on appellera kyste de Blessing. Il fut aussi l'un des premiers à décrire l'embolie de l'artère rétinienne en 1861.
10- conclusion
Les médecins russes, parce qu'ils vivaient les défauts d'une société anachronique, participèrent souvent activement aux bouleversements politiques de leurs pays. Leurs espoirs de liberté et d'un état de droit sombrèrent comme ceux de millions d'autres moins de dix ans après la révolution d'Octobre. Au moins eurent-ils la consolation de voir appliquer leurs idées sanitaires sous le régime soviétique pour une large couverture sanitaire et sociale de sa population.