D - LES ENFANTS ABANDONNES

 

1- Les Institutions d'origine

2- Organisation des établissements

3- Les Problèmes du système

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1- Les Institutions d'origine

Nourrie de l'esprit des Lumières, Catherine II voulut s'attaquer au problème des enfants abandonnés. S'inspirant du "modèle latin" (France et pays du sud de l'Europe) elle crée de grandes institutions centralisant des centaines d'enfants (166). Les deux premiers hôpitaux pour enfants abandonnés s'ouvrent en 1764 à Moscou et en 1770 à Saint-Pétersbourg (143-76).

Le projet, très ambitieux, ne se limite pas à accueillir et sauver les enfants mais aussi à les éduquer pour en faire des citoyens modèles et serviteurs zélés de l'Etat. Ils se marieraient entre eux et inculqueraient les principes de cette moderne Utopie à leurs enfants (166). Ce mélange d'humanisme théorique et de souci de l'Etat est bien dans l'esprit de Catherine (225). Elle confie la mission à Betskoï, bercé lui aussi de l'optimisme rousseauïste mais sans aucune expérience pédiatrique (166).Betskoï ne veut d'abord qu'accepter les enfants sevrés mais devant l'afflux des nourrissons qu'on lui amène, il n'a pas le cœur de les refuser et de les vouer ainsi à une mort certaine. Les bonnes intentions tournent alors à la tragédie ; le personnel prévu pour l'éducation se contente d'essayer de limiter la mortalité effroyable. Ainsi en 1767, 98 % des 1089 enfants abandonnés à l'hospice de Moscou succombent ! La seule solution fut d'envoyer ces enfants en famille d'accueil à la campagne (166).

2- Organisation des établissements

Les hôpitaux des enfants trouvés deviennent ainsi de gigantesques établissements de passage où on se dépêche de remettre en forme le nourrisson pour l'envoyer dans une famille rémunérée. Les chiffres modestes du début augmentent rapidement pour atteindre 40.000 enfants assistés par an pour le seul établissement de Moscou vers 1900 (29-214). On a pu dire qu'il était le plus grand établissement de bienfaisance du monde (214). Ses subventions de plus de un million de roubles proviennent surtout de la vente des jeux de cartes.

L'hôpital accepte (d'après la loi de 1890) :

- les enfants de moins de un an, illégitimes et privés de leur mère ou ayant une mère trop pauvre.

- les enfants légitimes dont la mère est décédée.

- les enfants ramassés sur la voie publique.

Signalons qu'en Russie vers 1900, 10,8 % des enfants sont illégitimes, surtout dans les villes (214). Le taux peut monter jusqu'à 30 % dans les colonies de l'île-bagne de Sakhaline (73).

L'hospice de Moscou accueille en moyenne 60 enfants tous les jours avec des pointes à 100 enfants par jour. Chaque arrivant reçoit un numéro d'ordre qu'il porte autour du cou. La personne qui le dépose (rarement la mère) reçoit un bulletin permettant éventuellement de réclamer l'enfant plus tard.

Une armée de nourrices rémunérées pour leur lait s'occupe des 2000 bouches à nourrir quotidiennes. Elles subissent à l'entrée un examen de leur lait par un médecin puis touchent un salaire mensuel de 5 à 7 roubles. Les enfants arrivent souvent malades : 4 % décèdent quelques heures après leur admission, 20 % sont gravement malades et 32 % présentent une faiblesse congénitale. La mortalité est en moyenne de 25 enfants par jour, plus en été où les nourrices de l'hôpital manquent, parties travailler aux champs. Les enfants bien portants ne restent pas plus d'une semaine. Vaccinés, ils partent avec les autres nourrissons guéris dans une famille d'accueil à la campagne où aucune surveillance n'est plus possible.

3- Les problèmes du système

Plusieurs trafics font rapidement leur apparition. Certaines mères démunies abandonnent leur enfant à l'hospice puis se font embaucher comme nourrice. Grâce au numéro d'entrée, elles retrouvent facilement leur enfant, le nourrissent et le récupèrent à sa sortie (214). Plus grave, une villageoises après ses couches peut emprunter trois ou quatre passeports d'autres femmes du village et partir à la ville. Elle abandonne son enfant à l'orphelinat puis se fait embaucher plusieurs fois comme nourrice sous des noms d'emprunt. Elle repart ensuite chez elle avec 4 ou 5 enfants et la prime mensuelle. Inutile d'ajouter que les enfants surnuméraires survivent rarement (166).

D'autres matrones, les kommissionerki, travaillent à plus grande échelle, grassement rémunérées par les familles qui veulent se débarrasser de certains nouveau-nés. Elles collectent les nombreux enfants indésirables dans les provinces et les transportent par train à la ville. (166). Certains villages se spécialisent dans ces trafics. On remarque bien souvent que les villages qui abandonnent le plus d'enfants sont aussi ceux qui en adoptent le plus grand nombre. Les mêmes femmes pratiquent donc le sordide trafic. Ces villages au fort taux d'abandon possèdent également les taux de mortalité infantile les plus élevés (166).
 

 

 

figure 42 : abandons et mortalité infantile dans cinq villages (166)

 

L'effet des maladies infectieuses se renforce par ces échanges villes-provinces. On a pu montrer des transmissions de syphilis par des mères syphilitiques ayant un chancre au sein et continuant à vendre leur lait, infectant d'autres enfants et nourrices (166).

Au total, si les bons sentiments dominent à l'origine et même si les établissements sont remarquables, 25 % seulement des enfants confiés survivent. Les placements ruraux sans surveillance profitent à un trafic à grande échelle et reflètent la misère des temps.
 

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